Les sorcières d’Akelarre

Pablo Agüero, 2021 (Espagne, Argentine)

Sur ordre de Henri IV, en 1609, une commission présidée par le juge Pierre de Lancre s’en va vérifier ô combien le Béarn et le Labourd, territoires si reculés, si « libertins », sont infestés de démons et de sorciers. De ses enquêtes et de son parcours meurtrier, de Lancre en tire un ouvrage, le Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons publié en 1612. Ce texte est le témoignage d’un magistrat ayant trouvé ce qu’il cherchait, le récit d’un démonologue qui a contaminé ses propres victimes de ses fantasmes, et tout autant le propos d’un oppresseur qui n’a été que violence à l’égard de ceux (et surtout celles, quelque soit leur âge) qui trop s’écartaient de sa façon de voir et de penser.

« Et avons veu des sorcières à Bayonne la souffrir si virilement et avec tant de joie, qu’après avoir un peu sommeillé dans les tourmens, comme dans quelque douceur et délice, elles disoyent qu’elles venoyent de leur Paradis et qu’elles avoyent parlé à leur Monsieur. Ce seroient donc plutôt la force de la cupidité bestiale qui pousse et réduit la femme à des extrémités, esquelles elles se jettes volontiers pour jouir de ses appétits, pour se venger ou pour autres nouveautez et curiositez qui se voyent esdites assemblées. Qui a meu aucuns Philosophes de mettre la femme entre l’homme et la beste brute » P. de Lancre, Tableau de l’inconstance…, 1612, p. 57-58.

Enthousiasmé par la lecture de La sorcière de Michelet (1862), qui lui a semblé décrire sa propre enfance en Argentine, et mû par l’envie de raconter une histoire de sorcière du point de vue des femmes et non plus des seuls inquisiteurs (les seuls contemporains qui ont écrit sur la sorcellerie), l’Argentin Pablo Agüero transpose ces affaires de fausse justice dans le pays basque espagnol. Conseillé par l’historienne Nicole Jacques-Lefèvre, qui a traduit le traité de de Lancre, ainsi que par Claude Labat, qui a écrit sur les mythes basques, Agüero ne fait pas tout à fait un film de sorcières, son film cherche plutôt à montrer la façon dont l’autorité, ici laïque et mandatée par l’État, donne réalité aux chimères et conforte sa propre frénésie.

Un groupe de six jeunes femmes est arrêté sans motif (superbes Amaia Aberasturi, Garazi Urkola, Yune Nogeiras, Jone Laspiur, Irati Saez de Urabain, Lorea Ibarra). Assisté de son scribe et conseiller, le juge de Lancre les soumet à la question (Alex Brendemühl et Daniel Fanego). Chacune est soigneusement interrogée, manipulée et chaque mot ou attitude adopté retourné avec sadisme contre elles-mêmes. Prises dans le regard du juge, elles ne peuvent plus lui échapper, seulement tenter de retarder leur condamnation, quitte à nourrir d’envoûtantes sarabandes et de jeux endiablés l’imagination du chasseur de sorcière. Pablo Agüero tient les raisons de Pierre de Lancre obscures. Un argument fait de ces filles de marin des filles de nature trop libres.

« … il est donc très vray que le maling esprit tire plus facilement l’esprit volage des femmes à la superstititon et idolatrie que celui des hommes »

Il s’en prend aux femmes, il s’en prend aux Basques, aux cultures locales et se justifie au cours d’un dialogue puisque tous « les dialectes sont des langues de dissimulation ». De Lancre incarne l’État et sème la terreur partout où il passe. La soumission des esprits assure de mieux régner. Néanmoins, le motif politique prévaut moins dans le film que la folie délirante du juge. De même, le drame de ces filles est rattrapé par la beauté de leur simulacre.

Dans la brume du Nouveau Monde et avec un peu trop de complaisance, The Witch de Robert Eggers (2015) nourrissait le mythe de la sorcière de son imagerie de contes populaires. Sans ce soucier des hommes, les sorcières d’Akelarre marchent pieds nus sur les chemins et dans les herbes comme leurs sœurs dans The juniper tree (Nietzchka Keene, 1989). Loin de toute dérive ésotérique, et à travers un portrait de jeunes femmes qui n’est pas sans rappeler les belles diaphanes de Virgin suicides (Sofia Coppola, 1999), Pablo Agüero ne livre jamais les victimes aux flammes. Il ne les sacrifie jamais sur l’autel de la pensée dominante. Elles sont incultes face aux grands de ces villes mais incarnent le seul bon sens au sein d’un tumulte d’injustices. À elles d’entraîner les misogynes et les pervers au centre de leur ronde, de les perdre dans le Sabbat et de se jouer d’eux jusqu’à la mort : « Elles volent ! » s’exclament-ils à la fin, « Sur leurs balais, elles volent ! ». De Lancre l’a même écrit.

Lire l’analyse parsemée de références de Fabian Jestin sur Le blog du cinéma.

9 commentaires à propos de “Les sorcières d’Akelarre”

  1. Ah avec Pablo Agüero je m’étais passablement ennuyée avec le film Eva ne dort pas (2016).
    Sur Eva Perón et sa dépouille qui selon les changements de gouvernements en Argentine suscite toujours la passion. Pourtant cette femme est un vrai mythe et je n’ai toujours pas compris si c’était un documentaire historique ou un film.
    Je note celui que tu présentes à tout hasard.

    • Quant à moi, ce film m’intrigue ! Eva, l’histoire d’une femme qui même morte continue de déranger. Qui plus est avec Denis Lavant et G. Garcia Bernal. Si Agüero joue avec la réalité, avec les sorcières, c’est pareil finalement, mythe et réalité se mêlent (ici assez habilement).

      Ne t’attends pas à de grands moyens, la reconstitution historique est modeste ; les costumes, deux trois lieux adaptés pour se fondre dans l’époque, pas davantage.

  2. Je pense que Pablo Agüero a voulu retracer l’histoire tragique de l’Argentine avec Eva qui est restée vraiment dans le cœur des argentins et à juste titre.Qu’est ce qui relève de la légende ou de la réalité? Je me suis un peu mélangé les pinceaux.
    Et peut-être il a voulu montrer aussi que l’ombre des dictatures peut encore planer.
    Malgré de bons acteurs,je n’avais pas accroché sur la forme .
    Merci pour l’info.Un film argentin est toujours le bienvenu.

  3. J’ai adoré ce film, qui ne tombe pas dans un fantastique bête mais dans un réalisme malin. Mais surtout le scénario permet un suspens certe mince mais bien géré. Un très bon moment

  4. Il y a une scène sur laquelle je regrette un peu de ne pas avoir rédigé quelques mots. C’est la seule sur laquelle j’émets des réserves. Et je l’écris maintenant mais ce n’est pas pour te contredire Selenie 🙂 J’ai bien aimé ce film aussi.

    Toutefois, je ne suis pas sûr que le sadisme de la scène de torture soit nécessaire, en tout cas dans sa durée et son insistance. En fait, je ne sais même plus si elle était si longue ou si insistante, mais je me suis tordu dans mon fauteuil. La scène est marquante et peut-être de trop.

  5. Vu à un festival du cinéma espagnol.
    Malgré des passages assez durs, j’ai trouvé que c’était bien joué. Ces femmes tisserandes accusées de sorcellerie et qui doivent rendre des comptes aux juges donnent une idée de la représentation qu’on se faisait des femmes à l’époque.

    Sinon,j’ai vu dans la foulée, un autre film basque : Ilargi Guztiak (Toutes les lunes) de Igor Legarreta. Après les sorcières, ça parle de vampire et d’immortalité avec une petite fille géniale dans le rôle Haizea Carneros. On reste sur un terrain de mystères.

    • Pour ma curiosité : dans quelle ville ce festival de ciné espagnol ?

      Des sorcières : et pour revenir à la scène de torture, ne trouves-tu pas que, telle quelle, elle est gênante ? J’ai toujours du mal avec ça, même si ici cela reste assez court. Je ne pense pas que la « reproduction » d’une violence frontale soit nécessaire pour rappeler la réalité passée. Beaucoup de films passent une limite avec de telles scènes et, parfois sans en avoir conscience, jouent d’une certaine complaisance.

      Vampire et immortalité basques, j’adore !

  6. J’ai souvent détourné le regard comme beaucoup je crois.
    C’est vrai que ces scènes sont peut-être pas nécessaires.
    C’est le festival Cinehorizontes qui se déroule actuellement à Marseille avec un focus sur le cinéma basque ,cubain, et espagnol.

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