Alfred Hitchcock, 1947 (États-Unis)
Ce qui était je crois déjà devenu classique au cinéma d’avant guerre, Le Procès Paradine joue de l’opposition entre les deux rôles féminins principaux : la brune (mystérieuse et séduisante Alida Valli) et la blonde (vertueuse Ann Todd). Maddalena Paradine est accusée du meurtre de son mari qu’elle aurait empoisonné. À l’opposé, Gay est l’épouse amoureuse et serviable d’Anthony Keane, l’avocat en charge de la défense (Gregory Peck). Mrs Paradine est une tentatrice qui ne semble exister que pour mettre à l’épreuve maître Keane (d’ailleurs Gay insiste pour que son mari s’occupe de l’affaire). Maddalena pourrait-elle être une émanation de Gay qui chercherait à éprouver l’amour de son époux ? Cette idée seule du double féminin (que l’on trouve ailleurs dans la filmographie du réalisateur) donne envie de tirer Le Procès Paradine vers des franges fantastiques.
Le film, pourtant, laisse croire de prime abord à un traitement réaliste et même rigoriste, loin de toute frontière surnaturelle. Après tout, personnages et spectateurs sont en quête de vérité : Mrs Paradine a-t-elle ou non assassiné le colonel, son vieux mari aveugle ? De plus, le récit s’attarde sur l’enquête tout autant que sur le procès, avec ses interrogatoires et ses plaidoiries, ses règles et ses hommes de loi droits comme la justice. Quand l’avocat rencontre sa cliente, celle-ci est d’ailleurs très attentivement observée : son attitude, son regard, les traits de son profil… Face à elle, l’avocat et le juge Flaquer (Charles Coburn), qui les a mis en relation, mesurent les hésitations, pèsent les affirmations, reprennent la jeune femme sur le choix de ses mots. L’affaire Paradine a mis en marche la mécanique judiciaire et Hitchcock nous montre d’abord l’extrême précision de chacun de ses rouages.
Toutefois, les hommes de loi ne sont que des hommes et très vite leur droiture est mise à mal. En même temps, la précision s’estompe et le réalisme se voile. Ainsi, l’avocat perd de sa maîtrise et Anthony Keane céderait presque aux charmes de la veuve qui un à un révèle ses secrets. Sa beauté est un fait avéré. Son comportement est trouble. L’avocat ne parvient plus si bien à se concentrer et les sentiments au sein de son couple se brouillent. Discrètement jalouse, Gay prend ombrage de l’ardeur nouvelle que son mari met au travail. Puis, la visite du manoir des Paradine fait basculer Anthony en pleine fantasmagorie. Afin de poursuivre ses investigations et d’interroger le valet de chambre (Louis Jourdan), l’avocat se rend jusqu’à la demeure de sa cliente. La conversation avec le valet a une importance réelle pour la suite des événements mais c’est sur la découverte de la chambre de Maddalena que nous préférons insister. La scène est filmée comme un rêve. Le lieu impressionne par sa taille et son mobilier, ainsi que par le portrait de Maddalena qui suggère sa présence invisible. C’est un peu comme si Hitchcock revenait à Manderley et que Gregory Peck se retrouvait dans la chambre de Rebecca (1940). Quand Anthony Keane s’approche du lit, on voit les vêtements abandonnés par la domestique et en particulier des nuisettes de soie sur laquelle la caméra glisse. Le regard de l’avocat trahit ses pensées.
La brune n’est pas la seule à susciter le désir, la blonde Gay également. Invitée avec son époux à un dîner mondain, on découvre le redoutable juge Horfield (Charles Laughton) en train de la harponner avec des yeux de concupiscence. Au cours de la soirée, Lord Horfield rabaisse son épouse, vilipende l’avocat et se montre horriblement libidineux avec Gay. Une nouvelle fois, la caméra révèle l’arrière-pensée masculine d’un mouvement. Après le repas, les convives changent de pièce et la caméra passe en un raccord sans équivoque du gros juge à cigare à l’épaule nue de son invitée. En aparté et à demi-mots, Horfield fait des avances à Gay. Elle l’écarte et lui rappelle l’existence de Lady Horfield, ce qui lui fait dire, comme s’il y avait eu une épouvantable entente entre les deux hommes, « Keane, j’ai l’impression que j’agace votre femme… C’est bien dommage ».
Lady Horfield (Ethel Barrymore) n’a que peu de scènes et on pourrait croire son personnage négligeable. Mais au contraire, il est intéressant de noter qu’elle participe pleinement à révéler la vraie nature du juge, ne serait-ce que parce que ses remarques exaspèrent son mari. Lors d’un souper en tête à tête, la mise en scène encore une fois livre toute la substance de l’échange. Horfield et elle sont chacun à une extrémité de la table et la discussion les oppose sur la peine de mort. Lady Horfield se dit contre. « J’espère qu’on ne va pas la pendre. Je n’aime pas qu’on brise un bel objet ». À peine la phrase finie, d’un geste maladroit elle brise un verre. Le juge se lève et l’air toujours sévère fait disparaître les bris dans l’âtre. Il a été clair sur le sujet débattu, sa réaction confirme en quelque sorte la condamnation à mort de Maddalena.
Gay dit bien à Anthony « Si elle meurt, tu seras perdu pour moi à jamais. Je sais que tu vas continuer à penser que tu l’aimes. Tu l’imagineras toujours comme ton grand amour perdu ». Ce dont il n’a pas l’habitude, Keane échoue à convaincre lors de sa plaidoirie au procès. Sa carrière lui semble soudain compromise. Hitchcock le désarme et appuie sur son impuissance. Comment alors ne pas penser à Scottie, le détective défait de Sueurs froides (1958) ? Double, fantôme ou rivale, une fois Maddalena sacrifiée, il n’y a plus que Gay. La fin la plus logique alors s’impose : Keane, confondu en excuses, revient dans les bras de sa femme qui lui redit tout son amour. Hitchcock opte pour le champ contre-champ dans ce dernier échange, mais les regards ne trompent pas et la main de Gay sur la joue de son mari paraît chasser jusqu’à la dernière ombre de la brune perdue.
Une dernière remarque. Il y a un autre film auquel Le procès Paradine peut faire a posteriori songer, c’est Anatomie d’une chute de Justine Triet (2023). Dans les deux films une femme est inculpée du meurtre de son mari. À ses côtés, dans les deux histoires, l’avocat dévoué pourrait être un peu plus qu’un avocat pour sa cliente. L’aveugle de Justine Triet est un enfant (témoin auditif d’importance) et non plus le mari assassiné. Dans les deux films, la femme inculpée est infidèle. Les deux films questionnent le couple et font le récit d’une chute, celle du conjoint. Mais, dans Le Procès Paradine, l’avocat retrouve sa femme qui l’aime toujours et lui fait relever les yeux. Autre époque, dans Anatomie d’une chute, l’homme dès le début meurt sur le coup.