Nuri Bilge Ceylan, 2023 (Turquie)
LAISSER LES ROIS DE JADIS À LEUR DÉSERT
Les paysages d’Anatolie orientale sont exceptionnels : les hauts plateaux couverts de neige, la petite ville isolée, le mont Ararat qui s’impose majestueusement au loin. La beauté des lieux est capturée par l’œil du réalisateur et par celui du personnage, Samet (Deniz Celiloğlu), le prof d’art plastique, dont on ne verra rien de son goût pour l’art, sauf à travers ses photos justement qui associent esthétique et forme d’authenticité. Samet fait des portraits des personnes qu’il croise dans cette localité reculée ; un berger, un vieillard, des enfants photographiés dans le paysage qu’ils traversent, un peu à la manière de que l’on voit dans les reportages photos de magazines de connaissance du monde.
En outre, les conversations qui se tiennent longuement entre collègues, ou bien entre amis, du moins entre personnes qui apprennent à se connaître, semblent par leur durée abolir toute notion de temps (le film dure 3h17). Devant un thé, les personnages sont installés dans leur modeste confort intérieur et, qu’il s’agisse des histoires de harcèlement au collège, de querelles politiques avec une arme soudain sortie d’un tiroir, ou des convictions profondes que l’on essaye de comprendre chez ces deux qui un soir se rapprochent l’un l’autre, nous spectateurs, partageant ces intimités, restons parfaitement attentifs, baignant dans une ambiance souvent nocturne et, à cause du temps écoulé, pris aussi d’un certain engourdissement.
La beauté des images et les conversations qui se prolongent font diversion. Il n’est pas facile de saisir le sujet du film car il n’est pas facile de caractériser le personnage principal et omniprésent de Samet. Comment cerner un tel individu ? Que peut-on dire par exemple de sa relation avec la jeune Sevim (Ece Bagci) ? Leur relation paraît privilégiée pour être celle d’un professeur avec une élève, et au début leur complicité apparente laisse éventuellement croire entre eux à un lien familial. Samet lui fait un cadeau au collège et plus tard récupère la lettre d’amour écrite par l’adolescente et qui lui a été confisquée. Puis, suite à des accusations de gestes déplacés, il perd son sang froid, abuse de son autorité, joue de démagogie avec sa classe contre Sevim. La jeune fille, qui en dépit des cris et des larmes reviendra souriante vers son professeur, reste mystérieuse jusqu’au bout. A-t-elle voulu se venger ? Samet n’aura jamais la réponse. Reste-t-elle sous l’influence de l’adulte ? On peut le supposer. À la fin, ils jouent dans la neige tandis que la parole de Samet la concernant en voix off ne traduit ni amour, ni rancœur, plutôt du cynisme à son égard et généralisant sur le devenir de ses élèves comme sur la jeunesse turque de la misanthropie.
Les rapports entretenus par Samet avec Kenan, son collègue et colocataire (Musab Ekici), ainsi qu’avec le magnifique personnage de Nuray (incarnée par Merve Dizdar), nous conduisent à cette même absence d’empathie et à cette même perversion. Les échanges suscitent de la sympathie ou de la confusion tant que l’on ne saisit pas les agissements sournois et les calculs de cet individu qui a besoin pour exister de rendre d’une façon ou d’une autre son entourage aussi admiratif que dépendant de lui. Samet est nocif pour les autres et les autres ne le voient pas.
La dernière scène est révélatrice de sa personnalité. Toujours présent, alors que Kenan et Nuray après un contre temps finissent par être ensemble, Samet visite avec eux un site touristique. La scène est courte mais a une forte valeur symbolique. Kenan et Nuray avaient émis le désir de voyager et d’aller voir les richesses de leur pays et cela agaçait Samet qui n’y voyait pas d’intérêt. Celui qui les a présentés est pourtant là. Sur le site du mont Nemrud, la caméra laisse le couple de côté pour suivre le prof qui se met à gravir une colline. Sa voix en off nous donne une explication au titre du film, « les herbes sèches », et évoque face à l’aridité de l’Anti-Tarus où l’on se trouve le vide intérieur qui l’habite et qu’il est impossible de combler. Le plan le montre en plein soleil dans une position dominante au sommet mais le laisse seul. Son regard se perd à l’horizon comme sur une de ces affiches de propagande faisant du chef de l’État un être inatteignable mais en tout point admirable. Ce que jamais néanmoins Nuri Bilge Ceylan ne relève ni n’admet dans ses interviews, Samet est mauvais mais fascine.
Nuri Bilge Ceylan serait-il alors lui-même envoûté par le personnage dont on apprend qu’il est un de ses proches ? Un entretien dans la plaquette de l’Afcae nous révèle que Les herbes sèches s’inspire du journal qu’a tenu son co-scénariste, Akin Aksu, qui est aussi enseignant et écrivain. Autrement dit le scénario puise dans une histoire vraie et l’élément premier que le réalisateur a retenu du journal a été le caractère d’Akin lui-même. Nuri Bilge Ceylan ne parle pas de « pervers narcissique ». Il déclare en effet, ce que l’on peut considérer comme une explication, souhaiter « que le spectateur puisse développer ses propres théories à partir des détails disposés dans le film ». Il parle toutefois de domination entre les individus, d’une tension entre Samet et Nuray qui ont deux façons opposées de voir le monde (lui individualiste, elle engagée et activiste) ainsi que d’une lutte d’influence entre Samet et Kenan. Le personnage principal occupe tout l’espace du film et le dernier plan pourrait nous laisser croire Nuri Bilge Ceylan serait le premier tombé dans les rais de son aura.
Toutefois, on se rappellera d’un des cours amorcés par le prof de dessin, d’un titre et d’un schéma laissés au tableau pour ses élèves à propos de « perspective ». Et en effet, de manière absolument inattendue, le réalisateur de Winter sleep (2011) change de perspective dans une scène clé. Derrière son côté doux et affectueux, le comportement ignoble de Samet ne fait pas de doute. Il s’invite un soir chez Nuray car elle et Kenan se découvrant des affinités communes finissaient par rejeter Samet hors cadre. Elle n’est pas dupe, tente de lui faire avouer mais finit par l’embrasser avec une expression qui dit tout de son trouble et de la contradiction dans laquelle elle paraît prise. Juste avant de se coucher à ses côtés, Samet sort une minute et l’acteur traverse soudain le plateau où se tient le tournage. L’envers du décor est révélé mais le personnage reste incarné jusqu’à prendre un cachet dans des toilettes et, comme s’il venait très naturellement de passer de la salle de bain à la chambre, jusqu’à retourner auprès de Nuray.
Grâce à cette scène deux choses peuvent être précisées. La première : cette incursion méta-cinématographique (peut-être après deux heures du début ?) agit comme une énigme au milieu d’un film qui jamais plus ne quittera son récit. Le spectateur retient ce plan surprenant jouant, non pas comme une figure de style ou une fantaisie habile de maîtrise, mais comme un mystère qu’il est nécessaire d’interroger pour comprendre. Cette sortie méta est un changement de « perspective ». Tout à coup, le réalisateur nous rappelle là que Samet, même inspiré d’une vraie personne, est un personnage de fiction. Il n’existe pas. Il n’est rien. De cela, on s’en souvient au dernier plan, quand Samet est placé au sommet de la colline dans la lumière du soleil, comme un être fascinant. Ce que fait là Nuri Bilge Ceylan, c’est de définir de la plus subtile des façons ce qu’est un pervers narcissique qui a besoin du regard des autres pour nourrir son égocentrisme. Ceylan montre la fascination qu’il exerce mais nous fait savoir par ce plan méta qu’il n’est pas dupe et qu’il ne faut pas l’être. Le pervers narcissique ainsi cadré nous laisse dans la complexité de la relation. La vilenie du personnage, sa monstruosité, n’est jamais clairement identifiable (ce que l’on voit me semble-t-il dans Mon roi de Maïwen, 2015 et d’une autre manière dans L’amour et les forêts de Valérie Donzelli, 2023). À moins que la victime ne parvienne à adopter un changement de « perspective » pour s’extraire de l’emprise.
Une seconde chose : le détail du cachet pris apparaît comme un indice supplémentaire supposé de la personnalité décrite. Pure spéculation, mais le réalisateur lui fait faire ce geste, tentons par conséquent de lui apporter du sens. Il paraît vraisemblable que le cachet dont il est question soit un stimulateur sexuel juste avant de passer à l’acte avec Nuray. La belle Nuray est une femme décidée, sûre de ses envies et de ses choix. Physiquement, elle a été amputée à une jambe et même si elle n’affiche aucune réelle fragilité sur ce sujet, elle est malgré tout diminuée face à Samet. Le prof de dessin qui la flatte au cours de la conversation (il découvre ses peintures et lui dit qu’elle est bien meilleure artiste que lui) a pris insidieusement l’initiative de la soirée et de sa conclusion. Il est déjà dans cette position de supériorité mais prend un cachet. Comme si son état psychologique lui interdisait de montrer la moindre faiblesse physique, même devant une personne handicapée, ou de craindre le ridicule, ce qui fait d’une certaine manière écho aux accusations de harcèlement dont il fait l’objet et qui le font sortir de ses gonds.
Revenons à la dernière scène valorisant Samet à l’image. Nous avons glissé plus haut que le site archéologique visité se situe sur le mont Nemrud. Wikipedia nous apprend que le lieu « doit sa célébrité au monument funéraire du roi Antiochos Ier de Commagène ». Une autre page de l’encyclopédie dit de ce roi du Ier siècle avant J.-C., qu’il a été « le roi le plus important du petit royaume de Commagène ». L’association avec Samet ne convient-elle pas parfaitement ? Grand roi d’un petit royaume venant de gravir le tumulus sur lequel Nuri Bilge Ceylan clôt le film. En plein désert, en un lieu couvert des ruines d’un prestigieux passé, Samet parle du vide qui l’habite et l’a toujours habité. Comment en pareil endroit ne pas saisir la perspective dans laquelle le réalisateur place le vil enjôleur ? Comment dans pareil film ne pas voir un chef-d’œuvre de subtilité et de beauté abîmée ?
Un échange tenu ailleurs me donne envie de rassembler les éléments qui donnent au film sa dimension politique, sur laquelle le papier ci-dessus n’insiste pas.
Plusieurs fois Nuri Bilge Ceylan nous invite à penser l’histoire à une autre échelle que celle de ses personnages. Dans Les herbes sèches, je pense aux photos de Samet qui apportent un témoignage social sur la région d’Erzurum. Je pense à l’évocation des autres villes du pays (ce qui certes peut sembler inévitable dans un film aussi bavard) : Istanbul où veut se faire muter Samet, Izmir ou Ankara (des métropoles particulièrement attractives, a fortiori du point de vue de personnes qui s’ennuient installées aussi loin dans les campagnes désertiques d’Anatolie). Je pense surtout à la violence indirectement présente (sans tenir compte des relations entre les personnages qui peuvent s’avérer elles-mêmes violentes) : une « gendarmerie » locale que rien ne distingue d’une armée prête au combat (uniformes et véhicules blindés), un combattant en civil kalachnikov en bandoulière prenant la pose pour la photo et bien sûr la jambe perdue de Nuray dans un attentat terroriste est-il bien précisé (et comme elle se présente comme une ancienne activiste, il y a des chances qu’elle puisse être plus directement impliquée dans cet attentat qu’en tant que victime). Je passe sur les affiches d’Atatürk (?) et d’Erdogan entraperçues mais bien placardées.
Autant d’informations qui se rapportent au pays dans son ensemble et qui pointent du doigt ses inégalités de développement (ce dont on a pu se rendre compte avec les tremblements de terre de février dernier dans la province de Gaziantep) et le terrorisme qui frappe régulièrement le pays.
Si l’on pense au PKK et au territoire sensible que constitue le Sud-Est de la Turquie (immédiatement au Sud d’Erzurum en fait si l’on parle du Kurdistan turc) et notamment sa frontière avec l’Iraq, on peut comprendre que la gendarmerie vue dans le film puisse aussi constituer un avant-poste armé.
Je crois qu’il est question de la langue kurde, notamment parlée par les enfants accueillis au collège où travaillent Samet et Kenan, mais je ne me souviens plus ce qui est dit. Sachant le conflit avec les Kurdes qui revendiquent leur indépendance et notamment sur ce point l’interdiction de la langue kurde par les autorités turques, peut-être cela n’est-il pas qu’anecdotique.
Je passe encore sur la privation de liberté ressentie (par ex. quand Nuray vérifie que personne n’a vu Samet arriver chez elle un soir, ou quand on comprend qu’il n’est pas habituel pour une jeune femme de se déplacer seule de nuit en ville).
Mais si Les herbes sèches est bien un film politique, c’est peut-être d’abord par cet échange, fondamental pour bien des raisons, entre Samet et Nuray quand ils sont tous deux attablés dans l’appartement de la jeune femme. Nuray, le superbe personnage du film (je me répète), parle de son engagement pour la communauté, du passage à l’action nécessaire pour faire valoir ses convictions et s’oppose en tout au repli et à l’individualisme de Samet.
Nuri Bilge Ceylan dit ceci à propos de cette scène : « Je voulais donc que cette scène ait une densité telle qu’elle crée l’épicentre du film, et qu’elle ait une longueur qui allait forcer les limites des spectateurs.
– Est-ce que ce dialogue porte la métaphore d’une dichotomie dans la société turque ?
On pourrait dire que c’est le cas, mais je pense que ces confrontations existent dans tous les pays. Ces mentalités et ces approches différentes de la vie existent dans toute société. Peut-être que cette opposition est ressentie de manière plus importante dans la société turque. Mais cette opposition domine ma vie personnelle aussi. » (Courrier international, le 12 juillet 2023)
Pour l’évocation de la langue kurde c’est quand elle dit quelque chose comme « j’enseigne l’anglais mais j’apprends des mots kurdes» Ou « je suis censée enseigner l’anglais mais j’apprends des mots kurdes »