Le daim

Quentin Dupieux, 2019 (France)

LE DAIM PLUTÔT QUE L’ÉDEN

C’est l’histoire d’un personnage qui n’est rien. Tout ce qu’on apprend de sa vie, au début du film, c’est qu’il a quitté sa femme, ou plus probablement que c’est elle qui l’a quitté. Elle le lui dit bien dans leur dernier échange téléphonique : « Tu n’es rien. Tu n’existes plus ». Il n’existe plus et c’est le moment de changer de peau. Peu importe le lieu, c’est sa réponse à une petite annonce à l’autre bout de la France qui permet au personnage d’être quelqu’un d’autre et même autre chose. Un vieux dans un chalet (Albert Delpy toujours farfelu) lui laisse, pour une somme qui ne se discute pas, une peau de daim à endosser, avec franges et revers qui assurent à son porteur une classe que tous ne reconnaîtront pas. Au personnage né de ce style de malade, il faut maintenant un nom, Georges (Jean Dujardin), et un objectif, un rêve fou qui lui est soufflé par sa nouvelle peau. Avec Georges, le manteau acquiert une personnalité et son personnage va dedans immédiatement s’y sentir à l’aise. Un glissement se produit, imperceptible et, aussi intangible que volatile, la réalité disparaît au profit de la fiction. Dupieux fait donc de son acteur un aventurier de western (chapeau, bottes, pantalon en daim), comme un trappeur survivant au milieu des montagnes, une sorte de Jeremyah Johnson pyrénéen (Pollack, 1972). Il a aussi quelque chose du reclus mystique, installé dans un hôtel isolé, la flûte de pan et les sommets embrumés auraient alors tendance à nous faire croire à sa quête de sagesse. Mais Dupieux fait également de Georges un personnage de film qui, bien qu’il se soit trouvé un rôle, reste en mal de scénario, sans équipe de tournage et surtout sans moyens. Sa rencontre avec la serveuse-monteuse, Denise, lui procure un nouvel élan en même temps que de l’argent et des connaissances plus pointues sur la manière de faire un film. Denise n’est pas qu’une « monture » pour le cowboy en daim, « à fond dedans », elle valide sa folie et le rapproche un peu plus de son rêve. Adèle Haenel, quoique moins présente ici, nous ravit autant dans ce rôle que dans l’excellent dernier Savadori, En liberté ! (2018). Décliné en Freddy de l’ubac (Craven 1984), ou Jack Torrance des cervidés (Shining, Kubrick, 1980), Georges est encore un des pires serial killers du cinéma. Comme dans un film d’horreur, un plan redoutable le voit lancé en voiture dans la nuit, la portière ouverte et le bitume plein d’étincelles, en train d’aiguiser la large pale d’un ventilateur qui vraisemblablement n’était plus destiné à brasser de l’air dans une chambre d’hôtel un peu miteuse. Il a toute la panoplie du barge des slashers, jusqu’à la voiture où dans la malle il cache ses victimes. La folie travaillée par le récit pousse le film vers des marges fantastiques assez jouissives. On pense aux délires récents de ses derniers films, Au poste ! (2018), et plus encore de ce point de vue à Réalité (2014 ; on retrouve d’ailleurs le motif de la bande magnétique). Outre les thématiques, les trois films ont en commun une photographie singulière et une insistance sur des teintes et des matières (du jaune au marron défraîchi, le velours des vestes et les moquettes). Enfin, acteur polymorphe (et le choix de Dujardin est parfait à cet égard), Georges est peut-être surtout un être brisé qui passe de rien (la dépression est esquivée) à de l’action pure, en déplacement constant, caméra et arme à la main, acteur et réalisateur à la fois. Faire du cinéma et tuer, il est prêt à tout pour troquer sa vie, quitte à espérer une réincarnation animale. A jamais sur cassette, le daim plutôt que l’Éden.

Une réponse à “Le daim”

  1. Jack Torrance des cervidés, Freddy de l’ubac, j’adore ! C’est exactement ça ! Du vrai cinéma, style de malade.
    Sauvage ce film, fort en texture comme tu le dis très bien, un DujarDaim qui succède à une Poel-air, juste après Chabat ! De quoi devenir dingue, au point de revoir le film de toute urgence, ou de s’en refaire d’autres de l’Oizo perché.

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