Chaos walking

Doug Liman, 2019 (États-Unis)

CHAOS RAMPANT ou REMISE EN ORDRE : les REPRÉSENTATIONS DE GENRE DÉRANGÉES ?

Todd et Viola (Tom Holland et Daisy Ridley) sont les héros du film et en tant que tels, suivant un lieu commun propre à ce type de production, ils forment déjà un couple aux yeux du spectateur. Les scénaristes et le réalisateur doivent les jeter dans les bras l’un de l’autre. L’étreinte, le baiser, l’amour entre les protagonistes principaux, ici jeunes et beaux, ont été il y a bien longtemps imaginés avant de devenir des réflexes d’écriture censés satisfaire les attentes du public.

Au vingt-troisième siècle, sur New World, planète colonisée par les humains, le flux des pensées des hommes s’offre à la considération de tous. Une force libère les images et les paroles intérieures et les rend accessibles à chacun (on appelle cela « le Bruit »). Seuls les hommes sont touchés et tous n’ont pas la même aisance dans l’art de dissimuler ses pensées. Les femmes, en revanche, gardent pour elles leurs émotions et leurs opinions, ce qui, aux yeux de certains, les rend d’autant plus incompréhensibles que par le passé et forcément dangereuses. La communauté où vit Todd, dirigée par le maire Prentiss (Mads Mikkelsen), les a éliminées. C’est pourquoi, quand son vaisseau s’écrase à quelques lieux du village de Prentiss, Viola, rare femme des alentours, se trouve en danger.

Aussi sympathiques qu’ils puissent être, et en dépit de l’imaginaire décrit propice à toutes les originalités, Todd et Viola se conforment à des archétypes. Sans véritables traits particuliers (ils partagent de la crainte ou du courage selon les situations), leur personnage peut être résumé à un élément remarquable les ramenant précisément à leur propre genre. Todd est très attaché à son couteau et cet attachement a une double symbolique : d’abord à l’intérieur du récit pour le lien révélé entre Todd et le maire misogyne et tueur de femmes ; puis en dehors de la simple narration, car le couteau est un symbole phallique par excellence. Viola, quant à elle, se définit surtout par son look, un carré long et blond et une salopette orange, ce qui fait d’elle une proche cousine de Leeloo dans Le cinquième élément de Besson (1997). Sachant que ce personnage joué par Milla Jovovich incarnait « l’élément » essentiel du récit, la « femme » capable de sauver l’humanité et que devait protéger coûte que coûte Bruce Willis, Viola porte en elle cette même nature féminine forte. Elle est « la femme », ce que ne démentent ni les regards portés sur elle par Todd (il est attiré par elle et la désire) ni ceux du maire (qui cherche à l’éliminer). Ces éléments seraient infamants s’ils définissaient seuls Viola. Mais on sait aussi que le personnage est capable d’évoluer sans la présence ou la nécessité du regard masculin. À l’opposé, dans le rôle du puissant notable, Mads Mikkelsen est toujours en position dominante sur son cheval et, des balafres plein le visage, engoncé dans son épaisse fourrure, il a des allures de bête impressionnante.

Todd et Viola se retrouvent nez à nez à trois reprises dans le film. Reprenant la schéma narratif évoqué plus haut, ces trois moments sont autant d’occasions de concrétiser un lien amoureux et de signifier une relation à la fois sentimentale et charnelle. La première fois qu’une intimité est créée, Todd et Viola s’accordent une halte dans leur fuite. Il pleut. Ils s’abritent assis côte à côte et on les voit s’embrasser, baiser aussitôt interrompu par l’indignation de Viola devant la projection mentale de Todd. Ce dernier a rêvé d’un baiser et l’a imaginé à la vue de tous, de sa partenaire comme des spectateurs. Ce baiser pouvait paraître un peu précipité dans le récit, mais n’étonnait en rien. Cela d’autant que Todd, malgré lui, n’a cessé de nous faire savoir son attirance pour la jolie blonde. On a cru au baiser, il n’a pas eu lieu. La deuxième fois que l’on se trouve dans pareille situation, les héros sont à nouveau assis l’un à côté de l’autre. Viola a tenté de montrer à Todd, gêné de ses propres sentiments, qu’il est normal de pleurer quand on est triste (une histoire de chien perdu). Les voilà les yeux dans les yeux et c’est elle qui désamorce les attentes :

« I’m not gonna kiss you.

I wasn’t thinking this. »

Un sourire est partagé et ça suffit. La troisième et dernière fois, c’est dans l’épilogue. Todd vient de se réveiller dans le vaisseau spatial. Il a été soigné. Il est torse nu. Elle est toujours là et lui apprend qu’elle le restera. Ils se prennent la main. Todd est amoureux, on la compris, et ne peut réfréner l’envie d’être embrassé. Elle lui sourit, mais cela n’ira, là non plus, pas plus loin.

Trois fois le film se donne l’occasion de verser dans le cliché du commencement d’une relation hétérosexuelle, la situation du baiser inlassablement reproduite dans les grosses productions au cinéma. Trois fois il s’en empêche et laisse libre cette relation. Les personnages peuvent rester amis. Ils peuvent aussi se donner plus de temps. Viola est libre de refuser l’amour qui lui est donné. Hors champ, après le générique de fin, tout est possible.

Un mot sur l’adaptation et la production. Cette dystopie est tirée du livre en trois volumes de Patrick Ness, Le Chaos en marche (2008-2010). Un des bonus du dvd que fait paraître Metropolitan nous apprend que le scénario se base sur la première partie, La voix du Couteau, mais qu’il emprunte aussi des passages aux volumes suivants. Entrepris en 2017, achevé en 2019, le tournage a eu ses difficultés. Plusieurs sources (Allociné par exemple) indiquent que des projections tests « peu convaincantes » ont entraîné des reshoots. Dans les suppléments du dvd (« Le bruit d’un réalisateur »), Doug Liman nous révèle également que son script n’était pas prêt alors que le tournage avait commencé, que lui et son équipe ignoraient ce que serait précisément la fin du film et la façon dont les pensées seraient visualisées en post-production. Avec toutes ces indications, on est presque surpris que le film soit si cohérent. Et dans l’ensemble, histoire et effets spéciaux, Chaos walking se tient très convenablement.

Les blockbusters s’adaptent très vite à l’air du temps. Entre SF et western, Chaos walking raconte la traque d’une femme et sa relation, « extraordinaire » serions-nous tenter de dire, avec un garçon de la même génération. Certaines critiques insistent sur l’échec d’un début de franchise supposée (puisque la matière littéraire semblait le permettre). Quelle importance ? On peut aussi signaler tout ce qui nous est déjà familier et que l’on a pu voir dans Le village de Shyamalan (2004) ou dans Star Wars d’Abrams (2015). Des correspondances plutôt appréciées. D’autres (parfois peu attentifs) regrettent que l’histoire manque d’explications, alors que l’on craignait de notre côté que les pensées croisées de toutes les acteurs à l’écran ne rendent le film explicitement lourd (ce qui n’est heureusement pas le cas). À ce sujet, Daisy Ridley évoque dans un document du dvd (« La source du silence »), un parallèle intéressant entre « le Bruit » et les réseaux sociaux, la spontanéité des pensées et leurs expositions. Cela montre aussi que le film, par les interprétations que l’on peut en donner, s’ancre pleinement dans notre actualité. L’aventure n’a rien de déplaisant. La « modestie » du néo-western aurait tendance à canaliser la démesure SF, ce qui n’est pas un mal. Chaos walking vaut surtout à nos yeux pour participer à cette déferlante qui au cinéma change un peu les regards sur les relations entre les êtres.

En DVD et Blu-Ray le 1er septembre édité par Metropolitan Films Vidéo : le site Internet de l’éditeursa page Facebook et sa page Twitter.

Fiche Cinetrafic : https://www.cinetrafic.fr/film/56447/chaos-walking

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3 commentaires à propos de “Chaos walking”

  1. Wouah !… Plutôt bon donc… Moi j’y vois un film aux poncifs éculés qui aurait sans doute mieux fonctionné il y a 15-20 ans. Le côté western futuriste est sympa mais franchement on sent le minimum syndical à tous les niveaux, pas franchement d’envie avec une fin ouverte dommageable puisque l’insuccès ferme la porte à une suite…

  2. La forme n’est pas terrible, c’est sûr. Par exemple, les paysages sont sans originalité. Forme peu recherchée également pour ce qui est du « Bruit ». Je ne m’y arrête pas. On devine que le roman lui-même est plein de clichés. L’intérêt s’affiche plus discrètement dans les échanges entre les personnages.

    Je suis d’ailleurs curieux de savoir d’où vient cette façon de traiter la relation entre les héros. Du roman lui-même ? Du réalisateur ? Je ne crois pas que dans les précédents films de Liman il y ait beaucoup de femmes, ni qu’elles occupent une place notable dans l’histoire, dans The edge of tomorrow peut-être un peu plus ? Film nettement supérieur à celui-ci quoi qu’il en soit.

    • En effet, je ne sais pas non plus si cela vient du roman… Mais sur le film ça ne change pas grand chose ! Pour la place de la femme chez Liman ça ne m’a jamais interpellé, dans Go elles font 50/50 avec les mecs, et dans Mr et Mrs Smith le couple me paraît bel et bien à égalité 😉

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