Helma Sanders-Brahms, 1980 (Allemagne)
Comme R. W. Fassbinder avait porté un nouveau regard sur l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale (Le mariage de Maria Braun, 1979, Lili Marleen, 1981), Helma Sanders-Brahms ressentit le besoin d’adapter au cinéma ce qu’a vécu sa mère entre 1933 et l’immédiat après-guerre. Sur la pellicule et derrière le déchirement d’un couple meurtri par l’Histoire, la cinéaste engagée fait apparaître le visage d’une Allemagne abîmée et responsable. La fiction est autobiographique et allégorique. Elle emprunte son titre au poème que Brecht écrit en 1939.
Durant les années de guerre, Bertolt Brecht inventait la distanciation dramaturgique ; procédé dont la réalisatrice s’inspira afin de réagir contre les représentations spectaculaires que l’Allemagne avait jusque-là produit sur la période 1939-1945. Ainsi, les choix de mise en scène qui accompagnent le récit surprennent. Un soldat surveille un bal une saucisse au poing ; le bal est sans musique et seuls le frottement des vêtements et la conversation des danseurs remplissent la bande son… Dans pareil décor, l’étrangeté prend vite place et augmente les chances de rebuter le spectateur impatient. Pourtant, passés les premiers haussements de sourcils et aidé par le déroulement chronologique de l’histoire, l’intérêt d’Allemagne mère blafarde se renouvelle à chaque séquence.
Le premier plan montre le reflet du drapeau nazi troublé dans les eaux d’une rivière. Un travelling suit deux hommes faisant de l’aviron sur son cours. A l’arrière-plan, Lene (Eva Mattes), la future femme de l’un des deux rameurs (Hans que joue Ernst Jacobi), est agressée par des soldats et leur chien. Sur l’aviron, les deux hommes restent aussi tranquilles que la rivière qui les porte. Voilà les agresseurs, la victime et la société civile, spectatrice et complice… La scène appelle à réagir. Un des passages les plus marquants du métrage est celui de l’accouchement. La mère est filmée en gros plan. Son visage est grimaçant et dit toute sa souffrance. La scène est montée avec des prises de vues aériennes d’Emden bombardée en 1940. La bande son est une succession d’explosion sur un fond sourd de moteurs d’avion. Puis vient le bébé, Anna. Tout violet, dans le sang, à peine né et hurlant, il est déjà une victime de la guerre. La violence de ces quelques secondes ramène aux images douloureuses de Cris et chuchotements de Bergmann (1973 ; la mutilation, la mort lente d’Agnès).
Helma Sanders-Brahms recourut à des films d’époque et en fit une utilisation singulière. Ses insertions habiles dans l’histoire racontée rejoignent ici celles de Bellochio qui dans Vincere (2009) donna aussi aux archives un rôle inédit. La réalisatrice était allée chercher les premières prises de vue en couleur de l’époque dans un fond américain (vues aériennes de Berlin en ruine, plans au sol au milieu des décombres…). L’ancienneté des images est apparente (grain, absence de netteté, tons) et contraste avec les images « neuves » de la fiction. Aucun maquillage et le moins de trucages possibles : le passé de 1939-45 ne se confond pas avec la représentation pensée en 1980*. Pourtant les raccords directs n’empêchent pas le dialogue entre la réalité passée et la fiction (la scène du petit garçon qui cherche ses parents depuis six semaines « répondant » aux questions de Lene ; celle des deux soldats anglais qui passent d’une image d’archive à la fiction juste avant le viol de Lene).
Dans sa manière de filmer, les teintes obtenues et le ton de quelques séquences, Helma Sanders-Brahms trouve sa place dans le cinéma européen entre l’Espagnol Saura (Cría cuervos, 1976, ce film en particulier parce qu’il offre le point de vue d’une enfant baignée dans une ambiance historique froide et malsaine) et le Suédois Bergman (Scènes de la vie conjugale, 1973, Sonate d’automne, 1978, crises de couple et relations mère-fille). L’inscription du film en résistance contre un cinéma spectacle racontant l’histoire contemporaine et le refus de sa réalisatrice à toute sentimentalité confère à Allemagne mère blafarde toute sa force. Reprochant à la société allemande de ne pas avoir immédiatement reconnu ses responsabilités après la défaite nazie, Helma Sanders-Brahms est peut-être une de ceux qui a le mieux porter à l’écran la défiguration d’un pays par la guerre.
* Au contraire de La rafle de Rose Bosch (2010), où archives et fiction sont mêlées par des fondus enchaînés, où les images d’époque sont fabriquées (au Berghof) ; paradoxalement cette confusion a été réfléchie pour valoriser la reconstitution et ajouter un crédit historique au film.
Note publiée sur le site Kinok en avril 2010.