Bertrand Tavernier, 1987 (France, Italie)
LE MOYEN ÂGE AMPUTÉ
Un large donjon exposé aux vents, les chevauchées dans la boue et la cruauté des temps, La passion Béatrice s’inscrit contre l’épopée colorée qui a un temps prévalu à Hollywood. Pourtant, ce n’est pas tant l’Âge des ténèbres qui intéresse Bertrand Tavernier. Il ne verse pas pour le plaisir dans une obscurité des temps que seuls les cavaliers de l’Apocalypse traverseraient glorieux. Son intention est de livrer une description précise d’une époque, le milieu du XIVe siècle, qu’il souhaite vraisemblable à l’écran et, comme toujours avec Tavernier, très documentée.
Dans un entretien accordé par le décorateur du film Guy-Claude François, « l’authenticité » est à plusieurs reprises invoquée 1. Le tournage a lieu dans des décors naturels et principalement dans le château de Puivert dans la Haute-Vallée de l’Aude2. Le site est en partie réaménagé pour le tournage. Guy-Claude François évoque la fabrication de différentes structures en bois, les hourds sur les courtines et au sommet de l’imposante tour carrée, les écuries et le jardin de simples ou potager. Le mobilier, discret dans des intérieurs austères, est reproduit selon des modèles de la fin du Moyen Âge (à l’exception d’une statue de la Vierge à l’enfant, plus archaïque). Le réalisme est recherché jusque dans les teintures des tissus qui ont été préparées selon les moyens de l’époque3. La cuisine elle-même se veut du XIVe, ce que précise bien le réalisateur, alors que les plats, lait lardé ou brouet d’anguilles, apparaissent à peine devant la caméra4. On comprend que François de la Brétèque parle, à propos de La Passion Béatrice, d’un « film archéologique »5. Bertrand Tavernier ne fait pas un simple film en costumes, il s’adonne à une véritable restitution du passé, voire à six ou huit semaines d’archéologie expérimentale. Deux conseillers techniques ont d’ailleurs été sollicités pour aider à ce très rigoureux travail : l’écrivain et historien du langage Claude Duneton (à qui est confié le rôle du prêtre) et l’archéologue Jean-Pierre Sarret, qui avait entre autres travaillé sur Montségur et Puivert. Les scientifiques assurent la solidité du projet et l’ancrage historique de la fiction. On ne peut s’empêcher de se demander si Marc Ferro aurait employer à leur égard l’expression (assez dure) d’ « historiens postiches»6 ?
« Considérez-vous votre film comme un film de violence?
— On vit dans une époque de violence »7
Le film est érudit sans qu’il n’y paraisse et Tavernier était ravis que Jacques Le Goff en personne comptât parmi les admirateurs de La Passion Béatrice8. Trente ans plus tard, Pierre Prétou n’a pas le même enthousiasme. Son analyse insiste notamment sur les lourdeurs et les lacunes qui se dégagent de la représentation (la froideur réfléchie des paysages, la sexualité forcément corrompue, l’absence de loi…). Dans un article sur « L’imaginaire du crime médiéval », qui se réfère à La Passion Béatrice et à d’autres films9, l’historien de la justice replace néanmoins les mises en scène dans leur contexte de production, à savoir pour les fictions médiévales des années 1980, très généralement, la fin d’une période de croissance et une confiance dégradée dans le « progrès ». Ainsi, les ténèbres resurgissent à l’image avec les Piteuses et toutes leurs difficultés.
« Je me suis rendu compte du côté noir et cruel une fois le film terminé. J’étais trop excité par ma découverte de la réalité moyenâgeuse pendant le tournage. Ce fut une expérience extraordinaire de filmer cette très jeune fille, magnifiquement jouée par Julie Delpy, de travailler à « casser » les cadres avec l’opérateur Yves Angelo pour refuser tout ce classicisme graphique et glaçant du film historique traditionnel… »10
Pour mieux comprendre La Passion Béatrice, il faut préciser que le film puise à différentes sources. A l’origine, Riccardo Freda voulait refaire Le Château des amants maudits (1956). Cette réalisation a pour sujet Beatrice Censi, la belle parricide du XVIe siècle que le XIXe avait contribué à rendre célèbre (grâce à Stendhal, entre autres). Freda avait demandé à Colo Tavernier d’écrire un nouveau scénario, mais l’Italien dut abandonner le projet faute de financement. Quand il en reprit les rênes, le réalisateur d’Un dimanche à la campagne (1984) préféra transposer l’histoire en France et au Moyen Âge. En effet, un autre récit lui trottait depuis longtemps dans la tête11, celui de Raoul de Cambrai, une chanson de geste du XIIIe siècle, aussi pleine de fureur que dépourvue d’illusions. Pourtant, Tavernier compose à nouveau. S’il emprunte à ce texte le ton, la violence et le caractère ombrageux de ses personnages, il préfère le contexte de la guerre de Cent Ans et les années qui suivent la défaite de Crécy (1346). Finalement, La Passion Béatrice raconte le retour chez lui, après une assez longue détention, du seigneur François de Cortemart (Bernard-Pierre Donnadieu). Ce guerrier malheureux en rappelle d’autres, aux tours et aux cœurs assiégés, Le Seigneur de guerre de Schaffner (1965) et le triste Richard du Leonor de Buñuel (1975). Tavernier adopte le point de vue de sa fille Béatrice (Julie Delpy), qui est la première à souffrir de la violence que le châtelain va retourner contre ses gens et sa famille.
Pas de grand personnage ni de grande bataille, pas d’héroïsme non plus. Plutôt une étude des marges, des comportements et des passions. Le passionné d’Histoire qu’était Tavernier est sous l’influence de la Nouvelle Histoire de Le Goff, Ariès et Duby. Cela explique le carton d’introduction : « un film d’émotion plus qu’une œuvre psychologique. Les personnages n’y sont guidés que par leurs pulsions intérieures. Leur univers est à la fois vaste et féroce […] Ils sont ce que nous sommes encore la nuit dans nos songes. Ils sont notre inconscient. » Chute que je n’aime pas trop, en dépit de cette idée plaisante pour l’amateur d’assemblages des temps que nos êtres sont continuellement traversés par les époques et les vies passées. Tavernier aurait donc pu approcher une histoire des mentalités, ce qu’est la Nouvelle Histoire, mais refuse à son récit-XIVe le savoir (exception faite des artisanats déjà cités) et la raison. S’il fallait d’une autre manière s’allier à la critique de Pierre Prétou, c’est sur ce point le regret que nous pourrions formuler.
Toutefois, la Nouvelle Histoire, c’est aussi une histoire des sensibilités et La Passion Béatrice n’en manque pas. Pour aborder cet aspect, la musique du film témoigne de belle façon des émotions traversées. Bertrand Tavernier confie la bande originale à Ron Carter, qui compose plusieurs titres avec deux ensembles de musiques médiévales (Le Concert dans l’œuf et Tre Fontane). Un autre morceau est repris de Lili Boulanger (Pie Jesu). Seul L’air du banquet composé par Guillaume de Machault date du XIVe siècle. Se tenant assez loin des attentes qui concernent habituellement la musique médiévale (chants sacrés, accompagnements pour taverne ou tournois), le jazzman plonge la bande originale dans une ambiance très différente. Dès le premier titre, les cordes et les flûtes créent une inquiétude qui rappelle les musiques des films de Chabrol. Le bourdon qui les accompagne ajoute à la tension. Le rythme peut s’accélérer, des cuivres et des percussions peuvent s’ajouter, l’air cependant, aux intervalles parfois diminués, ne sera jamais tout à fait festif.
Surtout, face au père longtemps attendu, longtemps espéré, devenu brute, puis ombre sur ses terres, Béatrice est le puits de sensibilité du film. Julie Delpy, qui lui prête chair et lumière, est une séditieuse farouche quand il s’agit d’administrer les biens du domaine, en l’absence du hobereau fait prisonnier et contre sa grand-mère (Monique Chaumette). Elle s’indigne, fait la fière, veut tirer à l’arc et chevauche à bride abattue. Elle est aussi une sœur aimante en dépit des faiblesses reprochées au frère (Niels Tavernier). A tant admirer et respecter son père, elle reste surtout une petite fille que les ténèbres de l’ogre engloutissent. La passion du titre est un leurre. Béatrice abandonnée par l’Église n’est pas plus sauvée par la religion que par une mystique qui lui serait propre. Le seigneur des écorcheurs erre dans les couloirs de son castel et le parricide, pour la demoiselle avilie, s’avère la seule épiphanie. Pour reprendre les mots de Rémi Brague, philosophe et autre spécialiste du Moyen Âge, il s’agit de crever une baudruche12. Bertrand Tavernier perce une resplendissante tenture. Après la légende dorée hollywoodienne, le réalisateur français fantasme une autre réalité et fait apparaître, avec d’autres dans les années 1970 et 1980, un Moyen Âge violent, sombre et amputé.
1 G. Chandès, « La Passion Béatrice, entretien avec Guy-Claude François, décorateur », dans X. Kawa-Topor (dir.), « Le Moyen Âge vu par le cinéma européen », Cahiers de Conques, n°3, oct. 2000, p. 275-285.
2 Le château de Puivert a servi de décor pour d’autres films, par exemple La neuvième porte de Polanski en 1999.
3 G. Chandès, op. cit. p. 280.
4 Il y a des chances que les plats servis aient été composés d’après les recettes du célèbre Viandier attribué à Guillaume Tirel, ou Taillevent, cuisinier des rois de France au XIVe siècle.
5 F. Amy de la Brétèque, Le Moyen Âge au cinéma, Paris, 2015, p. 181-185.
6 M. Ferro, Cinéma et Histoire, Paris, Gallimard, 1993, p. 219.
7 Bertrand Tavernier dans un entretien donné pour Séquences, La revue de cinéma, n°133, mars 1988, accessible en ligne https://id.erudit.org/iderudit/50667ac
8 Anecdote qu’il partage volontiers sur le plateau télé de Spécial Cinéma, le 16 nov. 1987.
9 Le septième sceau de Bergman 1957, Promenade avec l’amour et la mort de Huston, 1969, Le nom de la rose d’Annaud, 1986 et La passion Béatrice de Tavernier. Pierre Prétou, « L’enfance sauvage de la justice : L’imaginaire du crime médiéval dans le cinéma de fiction », dans Criminocorpus [Online], Murders and criminals in films, janv. 2007, (consulté en avril 2021) URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/213
10 B. Tavernier, Le cinéma dans le sang. Entretiens avec Noël Simsolo, Éditions Écritures, 2011, p. 139.
11 Tavernier avait déjà voulu pousser Pierre Schoendoerffer à adapter Raoul de Cambrai après La 317ème section (1965). Ibid. p. 62-63.
12 R. Brague, Au moyen du Moyen Âge, Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam. Nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2006, p. 63.
Les photographies du château et les dessins sont de Guy-Claude François et sont accessibles depuis le site de l’Association des décoratrices et décorateurs de cinéma Adciné.
Sans doute une des plus saisissantes visions du Moyen Âge dépeintes par le cinéma français. Il est certain que le film rompt avec le technicolor des fables hollywoodiennes, il se démarque tout autant des belles enluminures en Noir et Blanc signées Carné (Les visiteurs du soir) ou des fresques télévisuelles populaires et un peu fauchées de l’ORTF (de La chambre des dames aux fameux Rois Maudits). Pourtant « La Passion Béatrice » s’inscrit dans cette lignée, en porte l’héritage visuel, reste chargé du même imaginaire me semble-t-il. Tavernier n’oublie pas le cinéma, celui qu’il aime (on en retrouvera trace dans le côté « western » de La Princesse de Montpensier) et qu’importent les loups de l’Ecole des Annales qui hurlent au pied des remparts de Puivert.
Une passion qui tranche avec celle de l’autre Béatrice, la Cenci de Fulci, plus shakespearienne sans doute. J’aurais aimé connaître la version de Freda.
J’ajoute mes félicitations pour ce formidable article, richement documenté, fort bien bâti et savamment rédigé.
Merci pour ce très bon article qui montre d’abord qu’un film se modifie à mesure que le temps passe et que la lecture de celui-ci a évolué depuis que j’ai écrit mes deux livres (celui chez Champion paru en 2004 et celui cité ici paru en 2014).
J’avoue que la référence à Raoul de Cambrai m’avait échappé. La version de Freda, on s’en doute, jouait dans un autre registre, tourné vers le « giallo« . En 2004, j’avais mis la noirceur du film en rapport avec le passé récent, les affres de la décolonisation et la guerre du Vietnam. Aujourd’hui, je le relirais encore autrement sans renier ma première lecture.
D’une part la mort de Tavernier permet de noter la place singulière de La Passion Béatrice dans sa filmo, puisque c’est sa plongée la plus lointaine dans le passé. La caution de Le Goff, que j’ai entendu louer ce film en présence de Bertrand, portait sur le réalisme archéologique, mais aussi sur la vraisemblance (discutée) de l’athéisme au XIV° siècle. D’autre part, on peut faire du film une lecture à la lumière des récents mouvements metoo ou autres lectures « gender » : la très belle citation de l’entretien avec Simsolo, que j’avais oubliée, dit bien que le film est aussi la chronique de la « dévoration » d’une actrice en devenir par un réalisateur « ogre » …
En tout cas merci et bravo.
Merci de cette réponse !
Je ne sais pas ce qu’il en est de « l’ogre » Tavernier mais, dans les entretiens, il est souvent dit que Julie Delpy a souffert du comportement de Bernard-Pierre Donnadieu. D’ailleurs, l’acteur « qui s’entêtaient sur des idioties » a aussi donné du fil à retordre au réalisateur (à ne pas vouloir reconnaître que son personnage viole sa fille ou à insister pour apparaître rasé dans une autre scène ; Tavernier donne le détail de ces anecdotes dans Le cinéma dans le sang).
Pour ce qui est d’une relecture relative au genre, c’est vrai qu’il y a de la matière (la toute puissance masculine questionnée, le fils devenu gibier en robe rose, la personnalité de Béatrice, le culte rendu à la Vierge sur laquelle je crois se clôt le film). Il existe un article intéressant sur cette question de Lisa Manter, « The Law of the Daughter: Queer Family Politics in Bertrand Tavernier’s La Passion Béatrice. » paru dans l’ouvrage collectif de Tison Pugh et Kathleen Coyne Kelly, Queer Movie Medievalisms, Ashgate Publishing, Ltd., 2009.
Merci de la référence ! Je suis d’accord avec tout ce que vous avez relevé mais j’y ajouterais, avec toute l’amitié que j’avais pour lui, une réelle ambiguïté des rapports de Tavernier d’une par avec Donnadieu -je confirme ce que vous avez relevé, je l’ai entendu le dire-, avec son propre fils bafoué dans sa virilité dans ce film, et aussi par rapport à Julie Delpy (on ne sait pas dans quelle mesure il ne l’a pas courtisée ; non qu’il l’ait draguée, bien sûr, mais le réalisateur a probablement eu une emprise sur l’actrice). Docteur Freud, au secours !
Un grand bravo Benjamin pour cet article (comme toujours) hyper instruit et documenté, qui éclaire vraiment de manières passionnante toutes les tensions qui traversent ce film passionnant. Je suis assez frappé aussi par cette espèce de retour de bâton d’un film qui, ne voulant briser les canons de l’imagerie médiéviste (âge courtois et chevaleresque) crée une autre caricature inverse (le moyen âge « dark age » sauvage que l’époque actuelle est à son tour entrain de déconstruire).
Je n’ai rien vu de Freda, mais on sent aussi des traces du film de genre qui aurait pu être (notamment via l’intro, ou le goût des pulsions) qui se cogne bizarrement au film hypra-documenté… Le film est traversé de contradictions bizarres de ce type.
J’ai aussi eu un léger malaise, ayant récemment lu des propos de Delpy (dans Télérama je crois), suggérant que le tournage a été difficile aussi à cause du harcèlement (et pas seulement des caprices) de son partenaire à l’écran. Ça résonne terriblement avec ce qui s’y passe, et je me suis souvent demandé où était Tavernier là-dedans, à quel point il défendait cette actrice dont sa caméra idéalise la beauté juvénile plus qu’elle ne semble s’en faire le compagnon de lutte…
Traversé de contradictions, c’est tout à fait ça. Merci Tom. Certains ont le mot juste et savent cerner l’essentiel d’un film d’une phrase, quand d’autres documentent, annotent et référencent sans parvenir à traduire leur juste ressenti de spectateur. 😀
La cohérence du film n’est qu’apparente. Histoire, littérature, adaptation cinéphile, les sources étaient déjà assez variées pour que le film lui-même en soit troublé. Quant à Donnadieu, il est possible que Tavernier n’ait pas lui non plus donné les mots justes le concernant.
J’aime bien Delpy, il me faudra voir ses autres films de cette époque. Tiens voilà trois minutes de son visage que je découvre là, mis en lumière par Gérard Courant à travers ce travail au long cours (tout aussi bien qu’au long court vu le format) Cinématon.