Les étendues imaginaires

Yeo Siew Hua, 2019 (Singapour, France, Pays-Bas)

C’est la nuit dans un cybercafé où l’on se calfeutre. Les néons diffusent une lumière à la fois vive et douce, verte et rose. La langue qu’on entend est étrangère. Dans le fond, le bruit des bulles des aquariums, puis les nappes de clavier s’élèvent et achèvent de nous bercer. Ce n’est qu’une scène, une des dernières, et le climat qu’elle entretient n’est plus le même que ce qui a été donné à voir jusque-là. Entre les allées d’ordinateurs, l’inspecteur insomniaque recherche un ouvrier disparu sur un des chantiers d’extension du littoral. Son coéquipier a fait « game over ». Le policier errant est donc seul avec la fille des lieux qui procure aux clients ce qu’il leur manque et qui est une des dernières à avoir vu Wang.

S’il est aussi question, d’une certaine manière, de futur et de recherche d’humanité dans Les étendues imaginaires, Yeo Siew Hua ne fait pourtant pas tout à fait un film de science-fiction. Écartons par conséquent la référence à Blade runner (Scott, 1982) pour ne pas induire en erreur. Pour approcher au mieux Les étendues de Yeo Siew Hua, il faudrait davantage chercher du côté de Jia Zhang-Ke (Touch of sin, 2013) et même, quoique d’une sympathie plus diffuse, d’Apichatpong Weerasethakul (Cemetery of splendour, 2015). L’aménagement titanesque du territoire décrit, régi par des forces qui dépassent l’entendement de ceux qui y travaillent, amasse secrètement des remblais de rêves. Ce chaos de machines et de gravas incite à l’abandon.

« C’est quoi ce territoire qu’on façonne à sa guise ?
– Inspecteur, votre question est trop métaphysique pour moi. »

« The little red dot », telle que Singapour est parfois surnommée, déprécie la cité-État et son importance économique réelle. Coincée entre la Malaisie et le gigantesque archipel indonésien, Singapour est pourtant un acteur géographique majeur qui entend bien peser davantage à l’échelle régionale et mondiale qu’un point perdu sur une carte. A cette fin, l’aménagement du territoire fait partie des moyens dont se dote la République pour se rendre plus attractive encore ; ne plus se contenter du hub aérien mondial ni de la multi-plateforme de transit pour porte-conteneurs, mais retenir un peu plus en son sein les populations et les capitaux, d’où la multiplication récente des complexes hôteliers et des parcs à thèmes. Toutefois, Yeo Siew Hua dont c’est là la deuxième réalisation, n’emmène pas ses spectateurs visiter la cité-jardin, pas même les dômes ou les super-trees de la Bay South Garden. Il reste avec ses personnages sur les littoraux qui se transforment, s’étendent et se perdent.

L’ouvrier, Wang (Liu Xiaoyi), vit dans un dortoir avec d’autres travailleurs immigrés (Chinois comme lui, Bangladais ou d’autres nationalités), il est bien entendu sous-payé et œuvre sur un chantier dans des conditions extrêmement dangereuses. L’employée du cyber-café, Mindy (Luna Kwok), est cloîtrée dans un quotidien parfois très glauque. Tous deux rêvent d’un ailleurs. Dans un très beau moment de liberté, au cours d’un dialogue entre eux, Wang apprend à Mindy que le sable de la plage sur laquelle ils se sont allongés épuisés a été importé de Malaisie et que les matières premières nécessaires aux terre-pleins voisins viennent du Vietnam, du Cambodge, d’Indonésie… Elle réplique en disant qu’ils sont donc en quelque sorte déjà ailleurs, dans un lieu meilleur. Au loin la skyline sur les gratte-ciels du centre-ville laisse deviner que d’autres populations que celles des opprimés profitent de cette extraordinaire expansion portuaire.

L’inspecteur Lok (Peter Yu), qui court nu sur son tapis de course quand il ne dort pas, vit peut-être dans un grand appartement d’une de ces tours modernes. On ne sait pas qui l’a mis sur cette enquête d’un ouvrier disparu, on ne sait pas non plus si la situation est vraisemblable. Qui s’intéresserait en effet à une personne isolée, qui n’est connue de personne et qui paraît si facile là-bas de faire disparaître ? Mais Lok, qui se dit clairvoyant, finit par s’identifier à celui qu’il recherche. Il visite les espaces que Wang a fréquentés et où il pouvait s’abandonner : dans la rue où les hommes chantent et dansent, dans la salle de jeux où tous sont interconnectés, dans un autre espace de danse et de transe comme si, à Lok, il était in extremis à nouveau possible de rêver, voire d’accéder à un autre niveau de réalité. C’est ce niveau de réalité justement que le réalisateur nous a fait précédemment percevoir par endroits, dans ses agencements (de montage et de mise en scène) entre réalisme social et espace mental, entre transformation très planifiée des territoires et rêves partagés. Un autre trait appréciable des Étendues imaginaires réside dans la bonté de plusieurs échanges : entre Wang et Mindy mais aussi surtout avec Ajit (Ishtiaque Zico), l’ami que se fait Wang en déplaçant ses collègues bangladais sur le chantier. Les relations, même avec Lok (longtemps tenu « à distance »), sont simples, sincères, humaines.

Ainsi, sous les yeux de Yeo Siew Hua, Singapour, ville-futur, cité tentaculaire broyant au passage dans son agrandissement fantastique ceux qui la bâtissent, autorise sans le vouloir l’ouverture d’un refuge irréel. C’est aussi beaucoup ce coin d’imaginaire où se lover qui nous plaît, protégé de toute l’hostilité du monde, une étendue qu’il serait possible de façonner à sa guise. Bouleversements des territoires et fuite des êtres, géographie et cinéma sont ici profondément humains, l’espace perméable d’une utopie.

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