Le Caire confidentiel (The Nile Hilton incident)

Tarik Saleh, 2017 (Suède, Allemagne, Danemark)

Face au Nil opaque, dans une chambre du Hilton, une fille vient d’être égorgée. Les policiers ont investi la scène du crime à peu près avec autant d’indifférence pour les indices éventuels que les flics coréens de Bong Joon-ho faisaient preuve de maladresse en pareille circonstance (Memories of murder, 2004). Presque avec nonchalance Noureddine (Fares Fares) glisse dans sa poche la carte d’un club privé trouvée près de la victime. Plus tard, le flic traverse en voiture la vitre ouverte une rue marchande où les vendeurs contraints tendent sous pli leur modeste contribution au confort policier. Une fois chez lui, Noureddine est seul, l’appartement désordonné, la nuit sous cachets. Il n’aura pas fallu beaucoup de scènes, une journée passée, pour nous laisser apprécier l’étendue de la bauge cairote à la veille d’une révolution. Quoique menée avec une motivation traînante, l’enquête avance et conduit même assez vite l’inspecteur Noureddine devant un suspect. Un député qui est riche entrepreneur, un puissant qui écrase le policier d’une phrase. Aussitôt, l’affaire est classée : un suicide… commis avec adresse. D’autres indices lui tombent cependant entre les mains et Noureddine se remet à fouiner.

Le film est particulièrement convaincant pour la description faite du contexte urbain et social. Il met notamment en évidence une pyramide de la corruption et l’ensemble des liens hiérarchiques qui semblent alors, en 2011, tenir toute l’Égypte. On constate ainsi sans peine et presque sans surprise que jamais les représentants de l’autorité politique et policière n’appartiennent à la base et qu’ils servent tous leurs propres intérêts. De même, la police est ici montrée dans une totale ignorance de la contestation révolutionnaire grandissante. Bien qu’elle soit pourtant parfaitement intégrée au maillage urbain (présente par ses commissariats et la surveillance des rues), elle côtoient une population qui lui reste étrangère. La police n’échange pas avec la société civile. Pire, elle est montrée repliée sur elle-même, incapable de se préoccuper d’autres choses que de ses petites affaires et des liasses de billets qu’elle perçoit. Une scène amuse sur ce point. Elle montre très simplement que les policiers et les activistes ne profitent pas de leur liberté tout à fait de la même manière sur internet. Dans un cybercafé aux connexions aléatoires (le temps de savoir si Facebook est sur internet ou l’inverse), deux policiers, Noureddine et un jeune collègue, apprennent à « liker » les photos de leurs contacts féminins… On imagine, durant ce temps, puisque c’est arrivé, les cyber-activistes attiser le mécontentement des Égyptiens sur les réseaux sociaux ou organiser les très prochains mouvements de foules (parmi eux, par exemple, certains du « mouvement du 6 avril », groupe d’étudiants blogueurs né en soutien à une grève d’ouvriers du coton dans le delta du Nil)…

« Mais pour recréer une ville, faut-il encore saisir son âme. J’ai voulu recréer les splendeurs du Caire à la fois dystopique et futuriste. Des contrastes forts, pas de noir et blanc, plutôt du noir et jaune. Je n’ai pas souhaité raconter une histoire, mais emmener les spectateurs en voyage. Pas une de ces visites organisées où l’on ne descend jamais du bus. Ici nous faisons des arrêts, nous mangeons dans la rue, quitte à être ensuite malades » (Tarik Saleh dans le dossier de presse du film)

Un autre point fort de ce Caire confidentiel est la spatialisation de son récit. On suit les allées et venues de Noureddine dans un centre organisé autour des commissariats de quartiers et de quelques activités économiques sordides (virée dans une boîte avec prostituées de luxe fréquentées par des magnats et des petits chefs, visite nocturne d’un centre commercial abandonné aux drogués…). On se déplace également vers les marges défavorisées où les migrants (ici des Soudanais) vivent dans de véritables taudis (pas de véritables adresses, habitats délabrés sans eau courante…), jusque vers d’autres périphéries, des chantiers d’immeubles (« Nous bâtissons l’avenir du Caire » sur une affiche) ou de riches propriétés avec gardes armés à l’entrée et terrain de golf. Le film s’achève sur un autre espace central de la métropole, sur la place Tahrir quand le peuple, le 25 janvier 2011, manifeste contre l’État et fait savoir sa soif de démocratie.

Pourtant les rues noires et sales de la mégapole égyptienne ne sont pas réelles. Compte tenu de ce que l’Égypte aujourd’hui est devenue (le nouveau dirigeant, Abdel Fattah Al-Sissi, a été désigné par le Washington Post « le dictateur le plus répressif de l’histoire moderne du pays »), Tarik Saleh a dû reconstituer la capitale égyptienne et son effervescence à partir de différents éléments urbains pris ailleurs (essentiellement Casablanca). La ville n’est d’ailleurs pas immédiatement identifiable. Rien de vraiment touristique non plus, ou bien déjà tâché de sang (la chambre de l’hôtel Hilton)… Ici Le Caire sue par tous les pores sa corruption, ses inégalités, ses petits trafics quotidiens, ses arrangements illégaux qui soumettent toute une frange de la population. Et sous le regard de Tarik Saleh, la capitale devient l’autre personnage principal : d’une part le cadre aux fantasmes du film noir qui se déploie (la nuit, le flic solitaire, la femme fatale, le traquenard…), d’autre part le terrain d’une actualité encore toute brûlante et que l’État, six ans plus tard, se plaît à complètement refroidir.

6 commentaires à propos de “Le Caire confidentiel (The Nile Hilton incident)”

  1. Ton texte reflète parfaitement mon ressenti sur ce film qui, s’enfilant dans les ruelles sombres du polar noir, nous conduit de tours en détours jusqu’à la grand place de l’actualité brûlante, jusqu’à la réalité égyptienne vue depuis un toit d’immeuble marocain. C’est là toute la magie et la force du cinéma.

    Tu cites à raison Memories of murder (qui aurait tout à fait pu être un titre à ce film). Dans cette ambiance d’effervescence populaire, c’est le Dark blue avec Kurt Russell (d’après Ellroy) qui m’a traversé l’esprit plus d’une fois.

  2. Je ne connais pas Dark blue de Ron Shelton et je vois que le décor est à nouveau chez Ellroy Los Angeles. Est-ce qu’il y a une dimension politique dans les romans d’Ellroy ? Enfin, L.A. Confidential (auquel Le Caire confidentiel fait forcément penser), s’inscrit dans une époque précise, les années 1950 je crois, mais est-ce que ça va plus loin ? Et Tarik Saleh puise-t-il vraiment à cette source ? Le « confidentiel » du titre qui insiste beaucoup sur la forme du film est un peu trompeur non ? J’aime bien le titre original, « l’incident » du Hilton car l’incident paraît lui-même dans le film déboucher sur la révolte du peuple (je n’ose même plus dire révolution). C’est souvent ce qui arrive, je crois, qu’un événement négligé soit déclencheur de quelque chose de plus important, qu’un fait divers sordide soit à la fois la cause et la conséquence de l’évolution d’un régime.

    • A mes yeux, le film de Saleh a plus à voir avec Dark Blue qu’avec LA Confidential en effet. Dans le film de Shelton, Russell qui joue un flic pas très net, enquête dans les quartiers « sensibles » de LA jusqu’au moment des émeutes qui ont suivi le tabassage de Rodney King. Si on veut rapprocher le « Hilton Incident » à une atmosphère à la Ellroy, ce serait vers le climat délétère qu’on trouve dans ce film.

  3. Un excellent article dans lequel je retrouve tous mes ressentis et qui met aussi en valeur « la spatialisation du récit » en même temps que l’on suit l’enquête du policier à travers ses explorations de lieux, de populations et d’espaces différenciés de la ville. On sait qu’il a fallu recréer Le Caire ailleurs , alors que la ville en est quasiment le personnage central du film, cela à cause de la censure , de la répression , de la dictature, n’ayons pas peur des mots. Autant un authentique film noir qu’un film politique (d’ailleurs inspiré par une histoire réelle) ce film de Tarik Saleh est pour ma part un des meilleurs de 2017. Le réalisateur dresse un constat douloureux sur une société qui perd ses valeurs, sur une politique répressive et un pouvoir et ses institutions corrompus à tous les étages. J’ai beaucoup apprécié l’étude psychologique de ce personnage de policier (incarné avec intensité par Fares Fares ) alors que gronde et germe la révolte place Tahrir , qui trouve peu à peu une forme de rédemption dans sa prise de conscience en même temps que l’amène son enquête dans les mêmes lieux et territoires sombres de cette corruption d’état. Amer constat actuel d’un printemps sacrifié , d’une révolution tuée dans l’œuf et d’une actualité malheureusement discutable ( les ONG, quelles soient égyptiennes et françaises ont réagi pour dénoncer cette « tolérance» de la France vis à vis d’une dictature qualifiée de «tombeau des droits humains»). Bravo encore.

  4. Merci de ta participation ! Je regrette que ce film n’ait pas été plus médiatisé.

    Pour revenir simplement sur Le Caire filmé (d’) ailleurs, je trouve intéressant que Tarik Saleh (dans le dossier de presse) se réfère à Amarcord (1973) qui porte sur un autre régime non plus très enclin à laisser ses libertés au peuple et qui avait été complètement tourné en studio recréant ainsi les rues et places de Rimini.

  5. L’attention portée aux lieux, la spatialisation du récit, sont les premières choses qui m’ont frappé et séduit moi aussi dans cet excellent polar. C’est cette spatialisation qui permet au récit de se rattacher avec autant de fluidité à la fin au début du Printemps arabe dont on sait aujourd’hui qu’il ne fut (en Egypte comme dans d’autres pays) qu’un fétu de paille – à cet égard, le film reste tout à fait actuel.

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