Youssef Chahine, 1958 (Égypte)
Dans l’effervescence de la gare centrale du Caire à la fin des années 1950, Youssef Chahine affiche la misère du petit peuple à la manière d’un Buñuel (Los olvidados, 1950) ou d’un Vittorio De Sica (Miracle à Milan, 1951). Kenaoui, que Chahine se décide finalement à jouer, est un infirme venu de la campagne, devenu vendeur de journaux. Le boiteux vit derrière la gare de triage, dans une baraque de fortune dont il couvre soigneusement les murs de pin-ups. Avec Gare centrale, Youssef Chahine tourne un film audacieux et subversif, qui traite à la fois de la frustration sexuelle d’un marginal étrange et de la misère sociale de petits travailleurs (vendeuses à la sauvette, porteurs de bagage…) qui tentent de faire valoir leurs droits.
Cependant, Gare centrale n’est ni un film totalement naturaliste ni même néoréaliste. Hollywood est également présent en bien des endroits. C’est d’abord durant tout le film une musique grandiloquente qui oscille entre mélodrame et fantastique. Ce sont aussi ces jeunes gens qui ont rempli un wagon et qui se déhanchent sur du rock entraînant avec eux la sulfureuse Hanouna. Quelle scène ! Tout en proposant ses bouteilles, la vendeuse de sodas se laisse emporter par les rythmes modernes et trouve là une nouvelle manière d’emballer (le clin d’œil à la caméra). Un peu plus tôt, Chahine filme Hind Rostom, qui interprète Hanouna, complètement trempée, la djellaba devenue transparente et qui lui colle à la peau. Il émane alors de l’actrice un érotisme assez comparable à celui de Silvana Mangano dans Riz amer (Giuseppe de Santis, 1949) voire de Monroe dans n’importe lequel de ses films. Pendant qu’Hanouna se change, Kenaoui, lui, est caché dans un coin de la pièce et il l’observe plein de désir.
Quand Kenaoui la demande en mariage sur la place Ramsès (statue du dieu à côté de laquelle il apparaît bien faible), il se fait rejeter. A part une vie retirée à la campagne, l’infirme n’a rien à lui offrir et Hanouna lui préfère de toute façon Abou Serib, porteur de bagage et meneur du mouvement syndical (Farid Chawki). Puis, quand cette histoire de meurtre non élucidé est plusieurs fois citée, Hollywood apparaît encore. Le fait divers est la graine qui germe dans l’esprit de l’obsédé sexuel qui ne trouve plus d’autres solutions que le crime. Lentement, le film social prend des allures de film policier : un guet-apens, une caisse avec un cadavre à l’intérieur et du sang qui goutte.
« Pour la scène ultime, tout est là : Kenaoui qui serre contre lui Hanouma — mais sous la menace du couteau —, les trains stoppés dans leur mouvement, et la foule alentour, figée en pleine effervescence. Pour quelques secondes, le misérable aura suspendu le temps, stoppé l’agitation, contraint le monde à respecter son immobilité. Pour quelques secondes seulement. La machine à dévorer le temps et l’espace se remet en marche. Kenaoui replonge dans les ténèbres. » [1]
Film arabe étonnant par ce qu’il ose, à sa sortie en Égypte, Gare centrale suscite l’incompréhension des spectateurs et des réactions vives et négatives [2]. Les sujets abordés sont tabous, les provocations érotiques nombreuses pour la censure et les critiques envers la société ou la religion encore mal vues. De plus, la mise en scène a pu (et peut) surprendre (les gros plans sur les regards libidineux de l’acteur, les vues subjectives sur les pieds ou le décolleté des jeunes filles). Pourtant Gare centrale, le onzième film du cinéaste, est aussi celui par lequel Chahine accède à la reconnaissance dans son pays, mais plus tard, quand le film à force de diffusion télé finit par accéder au rang de film culte [3].
[1] Guy Gauthier, « Youssef Chahine, l’Alexandrin », dans CinémAction, n° 33, septembre 1985, p. 59.
[2] « Gare centrale a été très mal reçu en Égypte. A la première du film, on m’a craché au visage : » Qu’est-ce que c’est que cette merde, qui se soucie d’un boiteux ? « Avec ce film, je donnais une mauvaise image de l’Égypte. », « Le spectacle et la vie », Entretien de Thierry Jousse avec Youssef Chahine, dans Les Cahiers du cinéma, octobre 1996.
[3] Nombre d’informations sont à puiser sur l’interprétation du film, le tournage, son accueil critique et public dans la préface que Thierry Jousse propose à Gare centrale et dans Kenaoui, le documentaire de Mona Ghandour, dans le coffret 4 films de Youssef Chahine que Pyramide fait paraître en octobre 2011.
Je retiens aussi cette scène musicale, qui retrouve tout l’érotisme contenu dans l’expression « rock’n roll ». L’autre film auquel j’ai beaucoup pensé est La bête humaine de Renoir, dans lequel le train apparaît de la même manière comme une créature monstrueuse. Mais le film de Chahine est d’un rythme plus relevé ; une sorte de croisement entre Renoir et les polars de Lang.
Je suis donc surpris que ce soit son onzième film ; j’avais l’impression qu’il s’agissait de ses débuts, dans lesquels on sentait encore fortement ses influences.
Du peu que je connais à présent de Chahine, il semble que les films les plus récents portent aussi en eux cet éclectisme de styles, disons des années 1930 aux années 1950, de l’Europe latine (voire soviétique) à Hollywood. La terre (1968), Le retour de l’enfant prodigue (1976) et même Le destin (1997) étonnent aussi par ces aspects.