Bertrand Tavernier, 1996 (France)
Clémenceau qualifiait ces soldats de « jardiniers de Salonique ». L’armée d’Orient n’a jamais joui de la réputation des poilus de la Somme ou de Verdun. Considérée au mieux comme une armée de diversion, au pire comme inutile dans les Balkans après leurs échecs en 1915 et en 1916, avec le temps, après trente, cinquante ou cent ans, l’armée d’Orient n’a plus fait partie des souvenirs communs de la Grande Guerre. Pourtant, « jardiniers », ces soldats ne l’ont jamais été. Le labourage à coup d’obus n’était pas leur spécialité. Surnommés les « nettoyeurs de tranchées », quand ce n’était pas au fusil ou à la grenade, ils se jetaient plutôt sur les lignes adverses au couteau et se débarrassaient de l’ennemi au corps à corps. Pas le temps de voir couler le sang de l’adversaire, juste la mort dans les yeux et au suivant. Conan le dit, dans ces opérations-là, ils ne sont plus soldats mais guerriers *.
Alors qu’il réalise La vie et rien d’autre (1988), Tavernier collecte suffisamment de matière pour faire deux films. Dans le premier, non loin de Verdun, en 1920, on suit la rencontre d’une veuve à la recherche de son mari avec un chef militaire chargé d’identifier les corps, de les photographier, de les classer et de les archiver. Avec Capitaine Conan, Tavernier quitte cet état de douce langueur et ne traite plus de la mémoire de la guerre, il repart quelques années en arrière et retourne sur le front. Capitaine Conan traite de la violence et particulièrement de la capacité pour un soldat qui a vécu avec et pour la mort à retourner à la vie civile **. Le film évoque aussi la fin de la guerre, lente et trompeuse, relayée par d’autres tensions, des conflits larvés, des batailles éparses aux enjeux variés. De la Bulgarie vers la Roumanie et jusque dans le delta du Danube, de quoi se battre ailleurs et contre d’autres, les bolcheviques après les Bulgares, et qui d’autres encore ? Le 11 novembre sous la pluie, c’est une Marseillaise d’estropié qui est jouée : les notes manquent comme une jambe à un poilu. Pas de gloire à tirer de l’armistice pour l’armée d’Orient. La guerre n’est pas finie et pour Conan c’est tant mieux.
Alors que Tavernier l’avait déjà enrôlé dans L.627 (1992) et L’appât (1995), le grand public découvre vraiment Philippe Torreton dans la peau et l’uniforme de ce capitaine. Sur le champ de bataille, Conan est un tacticien aussi bien qu’un boucher et, dans les temps morts, un bouffeur de femmes et de gradés. Il a le sang qui bout. Prêt à tout pour protéger sa meute de soldats, Conan pardonne. Dût-il justifier des vols, des viols ou des meurtres, il couvre leurs débordements. Il pardonne aux guerriers que l’on a plongés dans le massacre et sur le sujet sa critique est amère, ses répliques tonitruantes, de vraies tirades à dégommer l’interlocuteur. Face à lui, Norbert le lettré est plus mou, moins agressif et dans ce rôle Samuel Le Bihan, toujours un peu fade, ne s’en tire pas mal. Après s’être battu aux côtés de Conan, Norbert est désigné avocat de l’armée, puis commissaire rapporteur chargé d’arrêter et de condamner les soldats criminels. Il s’efforce d’être juste et compréhensif malgré tout. Mais pour Conan, cela ne suffit pas. On a plongé ses soldats dans l’enfer, pas étonnant qu’une fois sortis, ils en aient ramené des bouts. Sur la folie que la guerre a engendrée, par exemple dans les scènes de procès, on pense sans trop de peine aux Sentiers de la gloire de Kubrick (1957).
En dehors de Torreton et Le Bihan, les autres acteurs, ceux qui incarnent les plus hauts gradés, sont formidables. François Berléand, Bernard Le Coq et Claude Rich (ce dernier surtout) font montre d’un savoir-vivre et d’une courtoisie presque comiques au milieu du contexte de violence. Leur paraître et leurs échanges ne sont d’ailleurs pas sans nous rappeler les très honnêtes relations entretenues par les officiers De Boeldieu et von Rauffenstein dans La grande illusion de Renoir (1937). A l’opposé, la piétaille, elle, qui vit l’horreur des combats et qui à chaque sortie expose sa chair, ne lève pas le petit doigt ni ne mâche ses mots. Les dialogues signés Jean Cosmos apportent toute leur saveur au film. Pittoresque, des plus imagés et souvent drôle, l’argot des troupiers est saisissant d’inventivité.
Alors que deviennent ceux que la guerre a changés ? Non pas les invalides physiques, mais ceux qui, profondément traumatisés, encore autonomes, n’ont plus été capables de s’habituer au temps de paix, ceux à qui la guerre a fait perdre toute civilité, a ruiné tout repère, ceux chez qui les idées même de bien et de mal ont été dénaturées. Après la guerre, peut-être vers 1920 ou 1921, Conan est contraint de rentrer chez lui. Devenu inapte à la vie civile, il s’est mis à boire et à ruminer son expérience de guerrier. Comme Stéphane Audouin-Rouzeau l’a écrit, l’homme a fini par retourner toute sa violence contre lui-même. Que deviennent ceux que la guerre a changés ? Comment la société les traite-t-elle ? Dans la dernière scène, le film répond à la question : s’ils n’ont pas été condamnés, ils se sont tapis dans l’ombre et se sont fait oublier.
* B. CABANES, « Capitaine Conan, le hors-la-loi des Balkans », dans L’Histoire, n°203, oct. 1996, p. 10-11.
** Bertrand Tavernier et Jean Cosmos, qui avaient déjà signé ensemble La vie et rien d’autre, ont adapté le Capitaine Conan de Roger Vercel qui obtint le prix Goncourt en 1934. Les coauteurs puisent aussi dans les nouvelles de l’auteur pour certaines scènes du film.
Des documents :
– AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette, BECKER Jean-Jacques, « Capitaine Conan de Bertrand Tavernier, 1996. », dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 54, avril-juin 1997. p. 128-131 (Consulté sur le site de Persée le 4 février 2014).
Il est intéressant de lire cette discussion d’historiens autour du film et notamment l’avis de Jean-Jacques Becker, qui a davantage critiqué la réception du film dans les médias et ce qui en a été dit que le film lui-même. Il revient en particulier sur trois points : le rôle de l’armée d’Orient que certains voulaient en renfort sur le front occidental, l’offensive de septembre 1918 qui mobilisa près de 400 000 hommes dont la cavalerie qui joua là un de ses rares rôles importants durant la guerre (et non les effectifs réduits qui intéressent ici le réalisateur), ainsi que la mobilisation prolongée de soldats en 1919 (« comment les Alliés auraient-ils imposé la signature [du traité de Versailles] si leurs armées avaient été démobilisées ? »).
– « Le jeu de l’acteur et la mise en scène de la violence de guerre à partir de l’exemple du film Capitaine Conan (1996) », rencontre avec Bertrand Tavernier, animée par Laurent Véray – Festival du film d’histoire de Compiègne, 12 novembre 2011. SCEREN.
– Des archives photographiques de la guerre des Balkans sur le site de La Médiathèque de l’architecture et du patrimoine.
« On a plongé ses soldats dans l’enfer, pas étonnant qu’une fois sortis, ils en aient ramené des bouts. » Quel impact ! La formule résonne comme une détonation, elle aurait sûrement plu à cet insurgé de Tavernier.
Je me suis régalé à la lecture de cet article sur « Conan », un film qui m’avait marqué lorsque je l’ai découvert au cinéma, et toujours autant plu en le revoyant à la maison. Tavernier savait filmer la guerre dans les marges, dans ses abords flous, avant qu’elle n’éclate ou dans le sillage de ses conséquences. Avec Un dimanche à la campagne, La vie et rien d’autre et Capitaine Conan, il anticipe, puis se projette au-delà des événement, évitant stratégiquement les points chauds. Il contourne Verdun, la Somme, le Chemin des Dames, préférant les prémices, les décombres ou les fronts lointains et leurs cohortes de guerriers marginaux. Éternel rebelle, il aura toujours eu la dent dure avec les gradés (ici personnifié par la délectable suavité de Claude Rich, « appelez-moi ce corne-au-cul de chef de train ! »), avec les embusqués, et ces « messieurs les gros » qui se sont engraissés sur le dos de purotins envoyés au casse-pipe.
Merci pour toutes ces références qui permettent de prolonger la réflexion historique au-delà du film.
Les sentiers de la gloire, La grande illusion, La vie et rien d’autre ont été visionnés et j’espère bien voir ce « Capitaine Conan » dont tu fais l’éloge 😉
Tiens, je l’ai vu hier soir ! Article très intéressant rempli de remarques et d’infos passionnantes, mais bizarrement je ne suis pas très sûr de savoir si tu as particulièrement aimé ? (j’imagine que oui)
Ah Tom, ta visite fait plaisir ! Oui j’ai beaucoup aimé. Et toi ?
De mon côté, hier, j’ai vu La passion Béatrice (1987). Tavernier y saisit comme dans Conan la violence à bras-le-corps. Guerre de Cent Ans ou 14-18, c’est du pareil au même pour le guerrier, comme si les combats ne terminaient jamais dans leur tête. Toute la violence réservée initialement aux Anglais, le seigneur François de Cortemart la retourne contre les siens et contre lui-même. Idem pour Conan. Le film est bien aussi, cependant l’originalité qu’il trouve dans Conan (la marge décrite et la forme ainsi dialoguée), manque dans La passion Béatrice. Je dois mûrir un peu le film, mais le Moyen Âge décrit correspond un peu trop aux attentes des Temps obscurs.
Sur les affres de la guerre, je préfère La vie et rien d’autre, quand Tavernier compte les morts et voit si de l’amour a survécu au no man’s land.
J’ai beaucoup aimé sur le moment (c’est dans la même veine que L627, narration endiablée en petites scènes enchaînées, c’est très efficace), après je me rends compte que y a pas vraiment de scène que j’ai très envie de revoir…
Je découvre Tavernier et je trouve ça très satisfaisant sur le moment, ça m’emporte, mais il me manque souvent quelque chose qui transcende ce sentiment d’efficacité magistral (et effectivement, le vague à l’âme de La vie et rien d’autre est peut-être ce qui se rapproche le plus de cette sortie de route). La Passion Béatrice est peut-être une piste justement, en ce qu’il me semble qu’il est celui aimé par ceux qui aiment peu Tavernier.