Henry Hathaway, 1935 (États-Unis)
Le film est superbe à bien des égards. D’abord la manière dont il bâtit un amour absolu entre Peter et Mary qu’interprètent Gary Cooper et Ann Harding. La première séquence les montre enfants : dans un grand jardin, ils jouent ou plutôt se disputent mais leur contrariété n’a pas grande conséquence sur ce qui les lie vraiment. Quand on y prête attention, les cadres et les plans (profondeurs, points de vue, lignes de partage) donnent l’impression d’une sophistication alors que tout apparaît si simple à l’image. De façon plus évidente, les enfants tout à leur jeu dans la beauté des extérieurs ensoleillés ainsi que la bienveillance des adultes qui les entourent distinguent le moment de tout ce qui va suivre ; ce que l’on est amené à reconsidérer plus tard comme le récit d’un bonheur perdu.
À la mort soudaine de la mère du garçonnet, les enfants (Virginia Weidler et Dickie Moore au début de leur carrière) sont brutalement séparés et, devenu adulte, Peter, sans pouvoir expliquer sa mélancolie, ne parvient jamais à combler le manque ressenti ; du moins, jusqu’à ce que ses souvenirs d’enfants soient ravivés grâce au hasard et à sa rencontre avec Agnès, la guichetière de musée aguichée (un petit rôle qui n’ôte rien au grand charme d’Ida Lupino).
À la moitié du film, quand Peter et Mary se retrouvent sans le savoir, alors que leur amour se réveille, la réalité se dérobe à leurs yeux et aux nôtres. Peut-être à la faveur de transparences ou de l’effet miroir de quelques scènes (Hathaway reprend avec Peter et Mary adultes des éléments vus quand ils étaient enfants, une dispute devant une grille ou la brusque tentative de fuite), discrètement le fantastique s’est invité. Peter et Mary partagent des souvenirs mais également un rêve auquel leur amour donne accès. C’est dans ce rêve qu’ils viennent trouver refuge quand la réalité tourne au cauchemar. De là, comment échapper à l’évocation d’Inception et aux rêves en cascade imaginés bien plus tard par Christopher Nolan (2009) ? D’ailleurs, la scène de la bague que Mary fait parvenir à Peter en prison donne une réplique inspirée qui conviendrait assez bien à la dernière strate de rêve parcourue par Cobb pour retrouver Mal :
« – C’est une bague.
– Cela ressemble à une bague, mais ça ne l’est pas. Ce sont les murs d’un monde, puis à l’intérieur se trouve la magie de tout désir. À l’intérieur se trouve la place où elle vit, et là-dedans tout mène à elle. Chaque rue, chaque chemin et le céleste séjour. C’est un monde. C’est notre monde. »
Hathaway est arrivé tard sur le projet (son nom fut avancé par Gary Cooper aux producteurs de la Paramount). Cela ne l’a pourtant pas empêché de faire embaucher à son tour des personnes avec qui il lui plaisait de travailler, comme Vincent Lawrence au scénario ou Charles Lang à la photo (ce que nous apprend le livret du dvd). Les images fabriquées par Lang sont d’ailleurs remarquables. Nous avons signalés leur singularité pour décrire la première séquence. Il faut citer également les paysages éthérés sous les bois, notamment à la toute fin, qui rappelle l’ouverture de Rebecca, elle-même placée sous le signe du rêve (Hitchcock, 1940). De même, dans la prison, où Lang et Hathaway avaient Rembrandt à l’esprit, les ombres sont plus grandes et les rayons de lumière touchant Peter allongé apportent des contrastes marquants. L’imbrication du rêve à la réalité et ce lien surnaturel entre les amoureux sont suggérés de façon très moderne à l’écran. Le fantastique déployé ici est subtil et l’on songe encore à l’amour par delà la mort entre Gene Tierney et Rex Harrison dans L’Aventure de Madame Muir (Mankiewicz, 1947). Peter Ibbetson est un film tour à tour émouvant, surprenant et audacieux, une invitation à quitter la réalité quand celle-ci, le milieu des années 1930 ou peu importe quand, se fait plus trouble.
Un film donc fantastique (dans tous les sens du terme) que je ne connaissais pas. Je n’hésiterai pas un seul instant pour le voir s’il passe sur une chaîne ciné 😉
Pour faire un lien avec un autre rêve :
« I feel like this is some dream world we’re in.
– Yeah, it’s so weird.
– It’s like our time together is just ours. It’s our own creation. It must be like I’m in your dream and you’re in mine.
– And what’s so cool is that this whole evening… all our time together, shouldn’t officially be happening.
-Yeah, I know. Maybe that’s why this feels so otherworldly. »
Before Sunrise (R. Linklater, 1995)