Steven Spielberg, 2021 (États-Unis)
SPIRALE de VIOLENCE sous LUMIÈRE BLEUE
Un plan m’a frappé. Il m’a immédiatement rappelé une image très ressemblante d’un film de trois ans plus ancien que le West Side Story de Robert Wise (1961). De là impossible d’arrêter la comparaison qui s’échafaudait dans mon esprit. Peut-être ce trait tiré entre la toute première comédie musicale de Spielberg et le film qui s’est alors glissé sous sa trame paraîtra incongru. Mais au risque de ramener une nouvelle fois Hitch l’ubiquiste sur le tapis et de faire lever les yeux au plafond de ceux qui liront ceci, surtout si la collision entre Inception (Nolan, 2010) et Fenêtre sur Cour (1954) leur avait paru déplacée, c’est dans les rues de New York qu’il me semble cette fois pouvoir faire danser le gros Anglais.
Tony tombe et meurt sur l’asphalte, entre les vieux quartiers de Manhattan et le chantier ambitieux d’un tout nouveau West Side. Il est resté impuissant quand il a fallu empêcher la bagarre. C’est ce qu’il l’avait promis à Maria qui craignait que les gangs, Jets et Sharks, aillent jusqu’au sang dans leurs rixes. Mais Tony a cédé à ses vieux instincts et a réagi aux provocations des requins portoricains. De plus, Bernardo n’était pas prêt à accepter que sa sœur puisse être aimée par un « Gringo boy ». Alors les coups sont partis et la mort s’est montrée plus vive à la surprise de deux bandes de jeunes. Après Riff et Bernardo (Mike Faist et David Alvarez), Tony (Ansel Elgort) est donc à son tour tombé, incapable d’échapper à la spirale de violence déclenchée, incapable une seconde fois de retrouver Maria (Rachel Zegler), la laissant seule à nouveau.
Vers le milieu du film, un plan m’a donc sauté aux yeux : la tour-clocher d’un édifice que l’on prendrait aisément pour une église et que Tony fait visiter à Maria pour lui déclarer son amour. Le site apporte un cadre religieux idéal pour une demande en mariage (relation de couple traditionnelle et très conforme aux années 1950 décrites). Il conforte aussi le discret symbole de la croix remarqué au cou de Maria. Cependant, Spielberg ne cherche pas à appuyer sur l’idée de religion. Il filme le couple dans un cloître et fait ainsi autrement écho à Roméo et Juliette dont s’inspire amplement l’œuvre originale qui fut montée à Broadway en 1957. L’instant d’après, Anton et Maria sont dans une chapelle, où l’ambiance est plus sacrée encore, et se promettent mutuellement l’un à l’autre. Ce plan est tourné dans l’église de l’Intercession de New York, mais le cloître est un des cloîtres médiévaux du Metropolitan Museum of Art. Le plan sur la tour-clocher en contre-plongée, le cloître et le musée concentrés ici révèlent à mes yeux un lien inattendu avec Vertigo. En effet, telle qu’elle est filmée, un simple plan de transition qui permet de localiser l’intrigue, la tour carrée du Met Cloisters me fait immanquablement penser au clocher de l’église de la Mission Dolores visitée par Scottie et Madeleine. Ce n’est pourtant pas l’architecture qui permet d’établir la correspondance, car celle du bâtiment blanc californien dans le film d’Hitchcock n’a pas grand chose à voir avec l’architecture massive et en pierre apparente vue chez Spielberg (le clocher du Met Cloisters est inspiré de celui de l’abbaye de Saint-Michel de Cuxa). Cependant, il s’agit bien de deux tours vues du sol et de deux édifices religieux saisis dans des ambiances assez proches. En effet, les pierres, les jardins et le caractère sacré du lieu visité par Anton et Maria me ramènent au cimetière qui va hanter Scottie. Il y a déjà un parfum de mort dans cette scène coupée du reste et hors du temps. Au cimetière, dans Vertigo, les acteurs paraissent surexposés à la lumière ; une sorte de voile blanc couvre l’objectif et on interprète volontiers cette blancheur diaphane comme le linceul d’un amour condamné d’avance. Dans la chapelle (la photo est toujours de Kamiński), les couleurs diffuses du vitrail devant lequel Anton et Maria se tiennent, ainsi que la lumière bleue, toujours présente chez Spielberg et qui rejaillit ici comme ailleurs par halos et par rayons, rendent le moment presque irréel à la manière du voile chez Hitchcock.
Certes, si Spielberg avait voulu citer Vertigo, Maria aurait noué un chignon et Tony aurait pris un escalier en colimaçon. Il n’y a donc probablement que moi qui ai eu des Sueurs froides à la vue de cette contre-plongée sur la tour-clocher. Les deux films sont très différents mais ces chefs-d’œuvre se rencontrent malgré tout sous mes yeux et certainement par hasard dans une poignée de minutes du remake de Spielberg, le temps d’une chanson « One hand, one heart ». La scène du cloître est toutefois aussi l’occasion d’un aveu. Tony confie à cet endroit les causes de son séjour en prison : il s’était battu avec un jeune de sa condition (il dit qu’il n’était en rien différent de lui) et avait failli le tuer de ses poings. Surtout, ce qu’il redoute plus que tout, c’est de se laisser encore prendre par cette haine. Il s’est fait peur et ne veut plus basculer dans la folie dont il a jadis été capable. Bien sûr, l’amour de Maria devrait être pour lui un garde-fou mais on sait d’avance que la violence se répand sur toute la jeunesse de West Side (« Gee, Officer Krupke ») et eux non plus n’y échappent pas. Concernant une dispute entre Tony et Riff à propos du revolver, la scène suivante est organisée autour d’une chorégraphie sur le titre « Cool ». Elle se déroule en plein chantier sur un sol troué. Elle est la métaphore bien sentie de ce risque de chute du héros et de manière plus générale de la condition de ces bandes de jeunes qui se battent, s’esquivent, jouent sans vraiment s’en rendre compte au bord de gouffres.
La version de West Side Story superbement modernisée par Steven Spielberg met bien en évidence le territoire perdu par les bandes rivales. Ni latinos Sharks, ni Jets à la peau pâle pour dominer cet espace que les boules de démolition sont en train de raser. C’est la mairie qui investit pour rénover l’Upper West Side et notamment aménager le très prochain Lincoln center. Ce sont les classes moyennes et aisées qui vont profiter des lieux. Les Jets, les Sharks, les immigrés de première génération et les plus anciens ne pourront plus profiter des loyers modérés du vieux quartier aux immeubles décrépis. La guerre des gangs est par conséquent inutile, ils seront tous bientôt chassés, condamnés à la violence ou à la pauvreté. Dans la version de Robert Wise, Tony travaille. Il a un petit boulot de magasinier à la droguerie du coin et c’est ce début d’insertion sociale qui lui permet de se tenir à distance des Jets. Chez Spielberg, c’est un peu différent. Si Tony a le même emploi c’est pour profiter d’une liberté conditionnelle après avoir écopé son année de prison. Maria non plus n’a pas le même emploi dans les deux films. Elle fait le ménage dans un grand magasin. Elle nettoie en quelque sorte les vitrines du rêve américain. Sur fond de racisme et de lutte pour le territoire, la dimension sociale du récit est également accentuée. Même le joli garçon manqué de Wise, Anybodys (Susan Oakes dans la première version), devient un personnage plus explicitement lesbien, voire transgenre chez Spielberg (il est interprété par Iris Menas). Discriminations, racisme, jeunesse sacrifiée et laissés-pour-compte de la société, difficile de ne pas voir en miroir les temps présents dans ces représentations sociales.
La musique de Leonard Bernstein est reprise et réarrangée par le compositeur David Newman, recommandé à Spielberg par John Williams en personne, tout comme le chef d’orchestre Gustavo Dudamel. Des modifications sont donc apportées, tenant compte par exemple des variations de la version de Johnny Green et des autres compositeurs du West Side Story original. La partition et son interprétation n’en sont pas moins vibrantes ni moins enthousiasmantes. Les décors, les costumes, tout est à l’avenant. Les balais sont renouvelés et particulièrement entraînants. Un film comme celui-ci est fait pour plaire et moi je suis conquis. Parmi les acteurs, Rachel Zegler et Ansel Elgort ne sont pas mal, mais je retiens surtout le jeu de Mike Faist pour Riff et de l’excellente Ariana DeBose dans le rôle d’Anita. Un rôle est aussi réservé à Rita Moreno qui interprétait jadis Anita et qui devient cette fois Valentina, la veuve de Doc. Sur la ligne-frontière du West Side, elle formait avec son mari certainement un des rares couples américano-portoricains. Elle gère sa boutique et joue en quelque sorte la tutrice de Tony, en tout cas une dame qui souhaite lui venir en aide. On pourrait encore parler de toutes ces trouvailles visuelles qui font la richesse de ce cinéma…
La persistance de la lumière bleue dans le cinéma de Steven Spielberg ne relève plus aujourd’hui du seul choix artistique. Ce phénomène de lens flare depuis longtemps remarqué finit par donner un sens véritable aux images. L’utilisation de ces traits de lumière ne peut plus être non plus limité au jaillissement du merveilleux caractéristique des films de SF de l’auteur ou d’autres qu’il a influencés. Ces halos bleus vus ici et là dans le film rassurent. Ils semblent même propices à une croyance. Non pas chrétienne, je ne veux pas revenir dessus et je trouverais dommage de tirer ce film qui défend la tolérance, du côté d’une communauté religieuse. Non, cette lumière bleue qui apparaît et disparaît à l’image, accompagne les personnages jusque dans leur issue tragique. Elle est comme une aura de bienveillance.
Hitch et Spielberg, voilà qui fait sens. Oh non tu n’es pas seul à avoir eu ce vertige étrange à l’occasion d’un détour par le cloître : « Mais les querelles s’oublient dans la paix de Dieu lorsque Tony et María s’épousent virtuellement à l’ombre d’un clocher, tels Madeleine et Scotty juste avant la chute, comme si Spielberg n’oubliait pas que New York est aussi fait pour Elle et Lui.
Comme tu le vois, j’ai même osé un lien avec le magnifique film de Leo McCarey et la scène de la chapelle chez Janou, à l’occasion d’une prière commune (consentement muet) de Nickie et Terry. New York ou le miracle de l’amour.
J’ai du comme toi me laisser aveugler par ce rayon bleu, m’être laissé transporter dans cette farandole magnifique, et je ne comprends toujours pas pourquoi nous fûmes si peu à suivre la lumière.
Mince, je ne connais pas ce film de McCarey !
Jolie critique Benjamin. J’ai également aimé ce West Side Story anti-Trump même si je pense que j’ai plus de réserves que toi (l’ouverture m’a paru ratée – voir mon texte). J’ai toujours aimé les lens flares chez Spielberg, cette lumière qui appartient moins au registre du merveilleux chez Spielberg qu’à celui de l’espoir ou d’une croyance possible hors champ ou hors temps car Spielberg est un cinéaste moins optimiste qu’on ne l’a dit, un cinéaste clivé – ce qui fait que dans ce film on trouve aussi bien cette lumière bleue ou blanche que des ombres menaçantes. Mais ce que j’ai surtout aimé ici, c’est la réinvention d’America par la mise en scène et l’idée du nouveau personnage de Valentina.
Merci ! Dans ton texte, j’aime beaucoup l’analyse que tu fais de la scène America, c’est très bien vu, ainsi que certaines explications comme sur le couple mixte par exemple.
Spielberg réussit son pari… Par contre moi je n’ai pas aimé ces lumières omniprésentes, coucher de soleil, auréoles lumineux… etc… Et je reste plus amateur de la version 61, plus flamboyant, plus « Broadway » et donc plus fidèle au matériau d’origine.
Plus « Brodway » en effet, et hors du temps aussi à sa manière.
En revanche pour le pari, si le réalisateur le réussit, le producteur déchante. Le film n’a pas marché et c’est bien dommage.
Oui en effet, le film prend une claque… Mais c’est toujours le risque quand on s’attaque à une oeuvre qui a déjà son chef d’oeuvre culte…