Jonathan Glazer, 2013 (Royaume-Uni, États-Unis, Suisse)
Une créature feint l’humain pour ne plus laisser de ses proies que la peau. Des corps fébriles disparus, engloutis dans une masse liquide qui lentement les absorbe et ne laisse plus d’eux qu’une enveloppe froissée.
Dans la seconde partie, cette créature agressée et ayant tout perdu de sa tranquille cruauté, après s’être dévêtue de la peau qui le couvrait, et alors qu’elle a peut-être mieux compris ce qui faisait l’humain (mais était-ce seulement l’enjeu ?), cette créature donc brûle et disparaît dans la neige (séquence rappelant par certains aspects Essential killing de Jerzy Skolimowski, 2010). Entre ces écorchés silencieux et cette mue abandonnée, calcinée, Scarlett Johansson en prédatrice itinérante parcourt en fourgonnette les marges urbaines de Glasgow et les bords des falaises écossaises. Créature façonnée lors d’une extraordinaire séquence d’ouverture, où l’on ne sait dire si ce que l’on voit d’abord se rapporte au déplacement de corps célestes à l’échelle des planètes ou bien au métabolisme cellulaire d’un être nouvellement généré, cette incarnation de femme n’est plus aux yeux des hommes égarés qu’elle rencontre qu’un appât. Non pas un soleil mais un trou noir.
La maîtrise formelle de Jonathan Glazer est plus grande encore que sur sa précédente réalisation. L’adaptation très libre du livre de Michel Faber (Sous la peau, paru en 2000) et les partis pris (épure des décors et des plans, laconisme des échanges, beau travail sur le son, photographie parfaite de Daniel Landin en correspondance avec le personnage de Scarlett Johansson tantôt une mort glacée, tantôt une innocente dans la brume…), s’ils ne font pas d’Under the skin un très grand film, ils en font un film malgré tout plus convaincant que Birth (2004), deuxième réalisation dont la réputation est allée grandissante avec les années, mais qui, à cause d’un scénario qui peinait à nous emballer, nous avait laissés dubitatifs.
Il n’y a pas de cœur ni d’amour dans Under the skin, encore moins d’érotisme, sinon semblable à celui d’un corps exposé à la morgue. Bien que cette autre veuve noire (autrement plus dangereuse que dans Avengers, Whedon, 2012) fasse un geste qui s’en approche lorsque le garçon difforme est finalement épargné. Il n’est pas là question, de la part de la prédatrice, d’une charité malsaine, mais plutôt d’une forme de clémence vis-à-vis d’un être qui lui renvoie in extremis sa propre image (on pense à « la compassion du dinosaure » dans The tree of life de Malick, 2011).
Outre l’expérience plastique en écho forcément à 2001 de Kubrick (1968) (dans son entrée en matière et dans ses surfaces blanches et réverbérantes), outre le documentaire inattendu en pareil endroit (les caméras cachées accompagnant Scarlett dans son van ou dans la rue), on retient surtout un plan de ce film fantastique difficile à saisir. Celui d’un enfant hurlant qui n’a pas encore l’âge de marcher, abandonné sur les galets, face à la mer qui gronde et se fracasse à quelques pas de lui. Un petit enfant avalé par la nuit. Un plan dont la violence paraît encore plus terrible si on le met en correspondance avec cet autre où dans un fondu enchaîné la créature incarnée par Scarlett Johansson est montrée en position fœtale bercée par une forêt de pins qui lentement se balancent. Âpre et plein de la rugosité des éléments, froid glaçant la peau, flammes la consumant, brume roulant sur la lande du littoral, Jonathan Glazer livre une science-fiction sensitive aux rituels obscurs.
Pour l’instant le film de l’année. D’accord avec tes réserves sur Birth mais sa réévaluation par la critique m’a donné envie de le revoir.
Et d’accord sur la terrible scène du bébé sur la plage.
Je ne l’ai vu qu’une fois, au cinéma, mais il m’avait fait forte impression. Je l’avais d’ailleurs placé dans mon top de fin d’année.
L’un des films-charnières, pour ma cinéphilie, qui me confirme que je peux apprécier des oeuvres plus sombres et/ou plus complexes.
En te (vous ?… puisque ce texte parle d’un « nous ») lisant, je me demande si ce film sensoriel n’était pas une expérimentation de Glazer avant son dernier, bien moins explicite, mais tout aussi éprouvant.
Merci pour cette chronique ! 🙂
Je crois que Glazer expérimente à chaque film. Il vient du monde des clips (Radiohead, Jamiroquai ou Massive Attack, pas mal comme références). Je crois aussi qu’il s’investit complètement dans le projet du moment. Il suffit de voir le temps pris entre chaque réalisation (tous les 10 ans environ). Je prépare un papier sur La Zone d’intérêt (2024), mais sujet délicat (je prends mon temps à l’écriture) et perspective inédite pour cet Anglais d’origine juive (j’ai bossé ma fiche Wiki ^^).