Julia Ducournau, 2021 (France)
Débarrassons-nous des références. Elles sont maîtrisées et nombreuses, je ne veux pas m’y attarder. Carpenter, plein phares sur la caméra, pas avec une Plymouth Fury mais une Cadillac furieuse (Christine, 1983). Cronenberg, pour les enfants mutants (Chromosome 3, 1979) et l’assemblage tôle désirée – tôle incarnée (Crash, 1996). Cameron, si l’on pense aux meurtres exécutés le regard froid à la manière d’un cyborg première génération (Terminator, 1984). Tarantino, au détour d’une scène où l’humour noir est associé à la persévérance nécessaire pour enfoncer des pieds de tabourets dans un crâne. Verhoeven peut-être aussi, en raison de cette danse exécutée sur capot avec jambes gainées de résilles fluos et mini short doré, et puis il y est question d’une autre figure de femme assassine, provocatrice et subversive (Showgirls, 1995, Basic Instinct, 1992). Le film gonfle donc ses atouts au(x) genre(s). Quelques shoots aux hormones, Titane se donne de la chair et du muscle. Deux trois autres piqûres d’euphorisants, puisqu’il reste de la place et si possible en évitant les bleus, il stimule le système nerveux et dilate les pupilles. Pourtant, toutes ses références ne jouent semble-t-il qu’un instant, le temps d’une scène le plus souvent.
Car Titane œuvre tout de même à sa propre originalité. Un soin est accordé au son et à la musique. Caressé ou martelé, le métal coule doucement dans le creux de nos oreilles. L’esthétique n’est pas moins travaillée, ce dont témoignent les résurgences à l’image des influences sus-citées, mais également d’autres moments singuliers où aux relations distantes, glaçantes, d’autres plus électrisantes sont enchaînées. Rouge, bleu, jaune, violet, nette ou diffuse, il n’est pas rare qu’une ou plusieurs couleurs envahissent le plan. Titane se démarque surtout parce qu’au travers de ses personnages, Alexia et Vincent (Agathe Rousselle et Vincent Lindon), Julia Ducournau bouscule les codes et les idées reçues propres au genre. Elle fait d’eux des Titans, des monstres avec lesquels d’ailleurs il est particulièrement difficile de créer une réelle empathie (c’est une des limites du film). Mais ces êtres hors norme ne se réduisent à aucun cadre et certainement pas à ceux avec lesquels la société définit les genres aujourd’hui, c’est-à-dire de manière binaire. Alexia par exemple quitte le cliché de la femme objet d’un salon de tuning pour devenir une tueuse aux motivations obscures, puis subir une grossesse non désirée tout en usurpant l’identité d’un garçon disparu. Alexia et Vincent font ou refont l’apprentissage de ce que c’est qu’être humain et, pour cela, lentement, nouent des relations, difficilement appréciables certes, mais jusque-là jamais vues au cinéma. À la réalisatrice de redéfinir ainsi avec eux des notions comme la paternité, la parentalité et le genre.
Une scène qui porte justement sur la question du genre ne laisse pas indifférent : celle du 14 juillet dans la caserne où les jeunes pompiers sont d’abord filmés de manière à associer étroitement leur masculinité exacerbée à la sensualité du groupe. Les couleurs et la musique enveloppent leurs corps. Ils dansent avec une certaine brutalité. Le plan est construit pour faire glisser tous ces hommes, forts, virils, dans une affinité homosexuelle évidente. Cependant, l’intérêt de la scène est plus loin : Julia Ducournau fait aussi danser Alexia, alors masculinisée, sur le toit d’un camion. Elle les domine et captent leurs regards. Alexia, totalement androgyne, danse de manière lascive et gêne tous ces hommes. À ce moment-là, cette femme qui se fait passer pour le fils de Vincent (et se fait appeler Adrien) renvoie aux garçons (des pompiers, faut-il le rappeler) leur propre image érotisée. Elle les déstabilise en touchant un point sensible, leur virilité. Même s’il ne met pas à l’aise, ce type de scène apporte quelque chose de nouveau.
Par son récit, Titane donne toutefois l’impression d’un manque de cohérence. Le scénario de Julia Ducournau avance plusieurs thèmes qu’il abandonne. Le fantastique lié à la voiture qui prend vie est, par exemple, aussi vite consumé qu’un prétexte. De même, les pulsions criminelles d’Alexia ne trouvent aucune explication, ce qui en soit n’est pas tant un problème, mais cessent également très vite. La phase criminelle est délaissée à la caserne et l’histoire se concentre alors davantage sur la relation avec le nouveau père et sur les transformations physiques d’Alexia. Le scénario se perd dans différentes trames. Peu aimable, avec des lacunes, le troisième film de Julia Ducournau possède malgré tout des qualités formelles et livre une approche libre et personnelle du genre.
Troisième film? En aurais-je donc oublié un ? Il formerait ainsi avec Titane et Grave un assemblage hétéroclite et atypique, à l’image du scénario de cette Palme d’or.
L’hybridation dont tu fais mention, ses contours bossus, ses formes in(dé)terminées en font l’originalité il me semble, faute de charme.
Troisième film, certes pas. C’est une erreur mais c’est pas grave.
Sur l’hybridation, c’est une façon de voir. La réalisatrice travaille en effet toutes les sortes de genres.
A propos des « lacunes scénaristiques » que tu soulèves, je ne serais pas loin de partager ton avis car, en y réfléchissant après visionnage, on peut effectivement se demander où Julia Ducournau a voulu nous emmener par moments. Il y a, oui, des portes qui s’ouvrent puis se referment bien vite, des pistes qui manquent un peu d’étayage. Mais je n’en ferais pas forcément un argument critique. D’autres cinéastes ont joué de ces manques dans leur scénario (à des fins sans doute différentes mais je pense comme ça à Godard, Antonioni et surtout à Lynch) dans le but d’exprimer une idée qui dépasse le récit. C’est à vérifier avec les intentions véritables de Julia Ducournau (que je ne connais pas) mais j’ai trouvé de mon côté que cela alimentait efficacement le trouble, la confusion des repères (et des identités, c’est le grand sujet du film), l’histoire à l’intérieur de l’histoire (car celle-ci connaît un basculement assez net – et on pense irrémédiablement à Lost Highway). C’est bien entendu très déconcertant mais, au cours de la projection, je me suis surpris (agréablement) à ne pas perdre le fil fragile du récit, et ce malgré les vides laissés et les outrances. De ce point de vue, je dirais que c’est tout de même assez réussi.
Je comprends l’idée. Merci pour le développement. On en reviendrait alors au film monstre, une excroissance par-ci, une ablation par-là.
Bonne chronique qui rend bien compte du film. Comme toi, ce film hybride et transgenre (à plus d’un titre) ne m’a pas laissé indifférent. Mais je partage tes réserves sur le scénario qui m’a fait penser à une pièce de théâtre en deux actes avec des pistes avortées. J’ajoute que malgré le talent de la réalisatrice, je ne suis pas non plus très amateur des couleurs criardes de la photographie. J’ai également chroniqué le film.
Quel film ! Un uppercut… Et quelle belle Palme même si j’avais un autre film en tête (Onoda !). Pour en revenir aux coms précédents je suis complètement d’accord avec jroux86, des trous, des flous mais une cohérence malgré tout qui, effectivement, apporte du flux dans la confusion et le mystère. Après Grave en tous cas la réalisatrice confirme un talent certain… À suivre
Je regrette d’avoir manqué Onoda d’Arthur Harari, pas très projeté par chez moi.