Yeo Siew Hua, 2025 (Singapour, Taïwan)
TROUBLE (PAN)OPTIQUE
Ni son premier long métrage, In the House of Straw en 2009, ni son documentaire musical, The Obs: A Singapore Story (2014) n’avaient été distribués hors d’Asie. C’est en revanche avec Les étendues imaginaires (2019) remarqué à Locarno (il remporte le Léopard d’or) que Yeo Siew Hua est découvert en Europe. Durant la crise du Covid, le réalisateur de Singapour se lance dans un projet d’envergure associant cinéma, musique symphonique et show de lumières (les lasers et les ambiances sous néons marquent l’esthétique de son cinéma). Mais la dystopie The Once and Future (2022) tournée en Argentine, puis accompagnée par l’ensemble philharmonique de Berlin n’avait été projetée que sur quelques scènes à l’occasion d’une série de concerts. Yeo Siew Hua contribue l’année suivante à une mini série Shen wang, mais elle non plus n’est pas parvenue jusqu’à nos écrans. Il fallait donc attendre Stranger Eyes, son troisième long métrage de fiction, pour retrouver le Singapourien et ses angoisses urbaines.
« Vivant dans une cité-État surpeuplée comme Singapour, regarder mes voisins par la fenêtre de mon appartement fait partie de mon quotidien. […] De même, nous n’avons jamais été autant surveillés par l’État et par les grandes entreprises. Et nous ne nous sommes jamais autant espionnés les uns les autres. » (Yeo Siew Hua dans le Dossier de Presse)
Stranger Eyes raconte l’histoire d’un couple (Wu Chien-ho et Anicca Panna) qui a perdu son bébé et que l’on suppose avoir été enlevé. Le film prend ce point de départ, un an après l’événement, et suit d’abord les parents dans leurs efforts pour retrouver l’enfant. Puis une deuxième partie change de point de vue : on suit alors un voisin qui a passé son temps à espionner le couple (Lee Kang-Sheng), qui l’a filmé et qui va devenir le premier suspect dans cette histoire d’enlèvement. Le récit développe enfin une troisième partie en revenant sur le jeune père et en intégrant des éléments nouveaux, qui concerne en particulier le voisin suspect. Ces trois parties prennent leur temps, la mise en scène joue constamment sur les regards et les temporalités s’entremêlent.
Mais tout n’est pas clair. Comme dans Les étendues imaginaires, de manière moins convaincante, Stranger Eyes veut créer des moments hors de la chronologie des événements et que cette fois l’on peine à comprendre. Le caractère subjectif de scènes embrouille le récit plus qu’il ne l’enrichit par d’autres possibles narratifs. Yeo Siew Hua ne parvient pas à mes yeux à fondre le film d’enquête (les indices, les témoignages, les filatures) qu’il insère dans une sorte de critique de société urbaine contrôlée où chacun est épié (les multiples caméras) à un film plus flottant, dans lequel des visions troublent la réalité et des scènes brisent la logique narrative (la danseuse surgie de nulle part dans l’appartement ou bien la petite fille censée avoir été perdue dans le parc mais peut-être abandonnée ailleurs sur un chariot de supermarché).
« Stranger Eyes de Yeo Siew Hua est une méditation cinématographique et philosophique sur nos existences diffractées dans la géométrie des paysages urbains, et sur ce besoin d’être vus qui persiste en nous malgré l’omniprésence des caméras de surveillance — qui enregistrent tout, sans pour autant percevoir les profondeurs obscures de la nature humaine. » (Jia Zhangke dans le Dossier de Presse)
Si l’on reste attaché à l’enquête ou au thriller, on a par conséquent du mal à penser que les ruptures avec la réalité ne sont que des fausses pistes car elles apparaissent de façon très arbitraire. Et si l’on accepte de se détacher de toute logique, on ne saisit pas vraiment où Yeo Siew Hua veut en venir. Stranger eyes traite de l’isolement et de l’individuation dans un tissu urbain surveillé et cela malgré le développement parallèle d’un monde virtuel ultra connecté. Dans un mot qui accompagne le dossier de presse, Jia Zhangke donne également le thème sous-jacent du besoin d’être vu et, avec l’ultra surveillance décrite, le paradoxe qui en découle. C’est intéressant mais ne permet pas de justifier les « décrochages » que se permet le réalisateur. Stranger eyes glisserait presque vers le fantastique quand on s’aperçoit que le garçon du couple finit par adopter les mêmes gestes que le voyeur longtemps suspecté. Mais pourquoi ? Difficile là encore d’en tirer autre chose que de la confusion. Peut-être pour pointer l’isolement urbain moderne, le film aurait dû emprunter plus franchement le genre.
« En effet, à cet instant précis le film pourrait prendre n’importe quelle direction. » (Yeo Siew Hua dans le Dossier de Presse)