Pluie noire (Kuroi Ame)

Shohei Imamura, 1989 (Japon)




On a le sentiment aujourd’hui que le cinéma n’a plus à se pencher une fois de plus sur la guerre du Vietnam, que Cimino, Coppola et Kubrick entre autres en ont exprimé tout l’absurde, tout le tragique. Le même sentiment du devoir accompli nous gagne après avoir vu Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959) et Pluie noire. Ces films ont permis aux mannes d’esprits tourmentés par ces conflits atroces de trouver la paix ; ou, pour le dire de manière moins ésotérique, ces œuvres délivrent des spectateurs remplis jusqu’alors d’un effroi contenu, inexprimé après des événements historiques trop horribles pour être compris : elles donnent un sens aux événements ; et, même pessimiste, ce sens apporté nous décharge d’un fardeau. Aussi, Hiroshima mon amour et Pluie noire se rejoignent et reprennent dans un nouveau cadre historique une grande histoire depuis toujours renouvelée dans les arts narratifs, celle des rapports ambigus que la mort et l’amour entretiennent. C’est à partir de ce rapport problématique que les deux réalisateurs s’interrogent sur la mémoire d’Hiroshima.

Du plus célèbre des films d’Imamura, La ballade de Narayama (1983), on conserve le souvenir d’un village sordide au milieu d’une nature vivace et verte, inondée par la pluie. La peinture de la petite société qui survit là se fait volontiers satirique, l’œuvre est merveilleusement belle, mais elle montre également ce que l’humanité peut faire de plus cruel, les bourreaux et les victimes se trouvant mêlés à l’écran, dans des scènes hautement immorales. Pluie noire résulte d’un parti pris complètement différent : le noir et blanc nous replonge dans l’ambiance d’un film de l’immédiat après-guerre, les personnages, tous victimes, frappent par leur décence, malgré quelques ridicules plus touchants que méprisables. Ainsi, le personnage du fou, vétéran de guerre traumatisé, qui place une fausse charge d’explosifs sous chaque voiture passant devant sa maison avant de crier « Mission accomplie ! », fait d’abord rire, mais il suscite vite la pitié, Imamura prenant soin de le montrer raisonnable et sensible en dehors de ses bouffées délirantes. Ce caractère de l’idiot du village, récurrent dans les sujets les plus dramatiques abordés par le cinéma asiatique 1 – comme il l’a été dans le théâtre shakespearien – n’est pas juste repoussant et ridicule ici, il s’impose comme une vivante incarnation de la confusion intérieure que tout un pays ressent.

Afin de mieux faire vivre ce déchirement intime de tous les habitants de l’ancien puissant empire japonais, la narration opère de constants allers-retours entre le 6 août 1945 et le début des années 1950 2. Les séquences consacrées à la première période montrent le périple des trois protagonistes, un couple de vieillards et leur jeune nièce de vingt ans, qui assistent au surgissement de « l’éclair blanc », puis tentent de sortir des décombres de ce qu’on connaissait comme une ville majeure de l’empire japonais encore quelques heures auparavant. Cette traversée d’un lieu devenu pays des morts rassemble donc les images les plus horribles d’après les témoignages laissés sur ce jour funeste, multipliant les images d’inversion de la vie normale : la pluie noire d’abord qui souille le blanc visage de Yasuko, les ombres qui s’impriment sur les objets lors de l’irradiation, les frères qui ne peuvent reconnaître leurs frères, les mères berçant des enfants morts calcinés… Nous sommes dans le registre tragique, qui voit tous les rapports humains paraissant jusqu’alors comme naturels soudain s’abolir et diaboliquement se retourner 3.

Face à cette horreur, les sauts temporels dans un village paisible peu éloigné d’Hiroshima apportent d’abord un réconfort. On pense d’abord qu’il s’agit de montrer que la vie reprend son cours cinq années après le bombardement. Et lorsqu’au début du film, nous apprenons que Yasuko, la jeune nièce, ne parvient pas à trouver un mari (les prétendants redoutent que son exposition à l’« éclair blanc » ne l’ait rendue stérile), le spectacle de la nature immuable et changeante, la contemplation paisible de la croissance des poissons nous conduisent à penser que la vie vaincra et donnera un enfant à cette jeune femme.

Mais à rebours de cette possible histoire apaisante4, Imamura va montrer comment les habitants paisibles de ce village traditionnel vont tous mourir des suites de leur irradiation, les cortèges funèbres se succédant et s’accélérant même pour soustraire à la vie les plus jeunes membres de cette communauté – à la fin, Yasuko est emmenée dans une ambulance, sa tante est déjà décédée et l’oncle va bientôt suivre le même chemin ; seule restera la centenaire gâteuse dans leur maisonnette.

Les rescapés d’Hiroshima ont été comme arrachés au règne de la nature dans Pluie noire, ils ne peuvent plus suivre son cours normal (dans lequel les générations se remplacent pour assurer à la vie sa continuité). L’amour trop tardif et stérile qui unit Yasuko au vétéran de l’armée devenu fou symbolise bien leur appartenance subie au règne de la contre-nature : ils sont les enfants de la bombe et non plus ceux de la nature, de sorte qu’ils ne peuvent plus profiter de sa fécondité. La fin ouverte d’Hiroshima mon amour laissait au moins imaginer que l’amour pouvait renaître malgré les traumatismes liés à la guerre. Mais dans Pluie noire, le village des rescapés apparaît comme un lieu où la nature et l’homme ont à jamais divorcé. Et le pessimisme de cette conception tend à son paroxysme lorsqu’une radio apprend à l’oncle consterné que le président Truman envisage d’employer de nouveau la bombe atomique dans la guerre de Corée.

Dans le dernier plan du film, la voix intérieure de l’oncle s’élève tandis que l’ambulance emportant sa jeune nièce mourante s’éloigne dans un plan général laissant le paysage déployer sa beauté : « Si un arc-en-ciel, non un arc-en-ciel blanc, mais un arc-en ciel à six couleurs apparaît, ma nièce sera sauvée ». Mais la nature ne l’entend pas.




1 Connaissant très mal la culture japonaise, plus largement les cultures asiatiques, je ne sais pas à quelle tradition rattacher ce recours au personnage de l’idiot ou du fou dans leurs récits les plus ambitieux, épiques ou tragiques : remonte-t-elle à Kurosawa et à son adaptation des tragédies de Shakespeare, imité ensuite par Imamura ou Bong Joon Ho ? Ou bien trouve-t-elle son origine dans une tradition littéraire antérieure ?
2 Hiroshima mon amour procède également par de tels allers-retours entre la jeunesse à Nevers de l’héroïne française alors amoureuse d’un soldat allemand et le présent à Hiroshima, dans cette ville où le héros a perdu sa famille entière.

3 En spectateur français, ne possédant presque que des références françaises, j’ai beaucoup songé dans les séquences nous plongeant dans ce jour funeste de 1945 à une œuvre écrite plus de trois siècles auparavant, avec pour sujet de lamentation les Guerres de Religion. Il s’agit des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, long poème favorisant également les images d’inversion pour représenter le comble de l’horreur. On croise également de telles visions d’inversion dans le satanique Antichrist de Lars von Trier (2009).
4 On pense au paisible cimetière américain au début d’Il faut sauver le soldat Ryan (Spielberg, 1998), sorte de refuge présent nécessaire pour supporter les horreurs guerrières que la mémoire va faire resurgir.

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