Frederick Wiseman, 2014 (États-Unis, France, Royaume-Uni)
Une succession de toiles, filmées au plus près, des corps, des portraits et des regards introduisent cette visite au musée. Puis Wiseman fait entendre le discours d’une conférencière sur le pouvoir, plutôt que l’importance, de l’image et de la représentation au Moyen Âge. Dans un troisième temps, autour d’une table, le directeur et une responsable de la communication tentent de redéfinir la place du spectateur au musée. La difficulté est de savoir communiquer au mieux auprès des cinq millions de visiteurs annuels, d’être à l’écoute du public et de ses exigences, afin qu’il s’imprègne des maîtres et des peintures exposées et garde à l’esprit, une fois sorti, quelques-unes de ces émotions, de ces récits et de ces fantômes sur toile.
Les œuvres, comme toutes choses, ont besoin du regard du spectateur pour exister. Et souvent d’un médiateur pour mieux exister. A fortiori quand le spectateur est aveugle. Ainsi, durant certaines séances (par lesquelles Wiseman commence sa propre médiation), des reproductions en relief sont mises à portée de doigts du visiteur mal voyant, par exemple un dessin du Boulevard Montmartre de nuit (Pissarro, 1897) ; parallèlement un guide lui en donne une description suffisamment précise, composition, effets, intentions, pour qu’il s’en fasse une représentation assez juste. De même, auprès des enfants, un médiateur raconte comment Moïse a été sauvé des eaux (Gentileschi, vers 1630). Un autre interroge de plus grands sur les bûcherons qui jamais ne se détournent de leur tâche alors que Saint Pierre, à quelques pas devant eux, tombe sous les coups de poignard d’un assassin en cuirasse (Bellini, 1507). A un groupe d’adultes captivés, une guide-conférencière décrit encore la position toute ambiguë de Dalila dans le tableau de Rubens (vers 1610) ou, à un autre moment, tout le mystère laissé par Holbein dans Les ambassadeurs (1533). Tous savent passionner de leurs histoires extraordinaires.
Avant que les portes ne s’ouvrent au public, avant la foule curieuse, le musée est d’abord montré vide. Un agent d’entretien nettoie le parquet avec sa machine sans se soucier des œuvres qui le regardent (à l’instar des bûcherons dans L’assassinat de Saint Pierre martyr). Fragonard, Turner, Vermeer patientent et progressivement les touristes affluent, les uns scrutant les autres ou l’inverse, c’est selon. Une fois passée la première heure, le documentaire nous fait davantage encore entrer dans les coulisses. On y discute budget et politique culturelle certes, choix publicitaire, mais on cherche aussi à comprendre l’importance d’une courbe ou d’un espace lors d’un cours de dessin d’après un nu. On écoute les experts à propos des vernis ou de la chimie des couleurs d’une œuvre à restaurer. On écoute plus longuement l’analyse scientifique d’un Rembrandt passé aux rayons X. Et à pénétrer de la sorte dans l’institution, à se familiariser avec les lieux, à capter aussi bien le détail que l’ensemble, la surface que la matière, à deviner le repentir ou la peinture sous la peinture, il n’est pas difficile de s’accorder avec cette guide : « La beauté de l’art, c’est qu’il contient tout ». Cinéma, ballet (souvenir de L’Opéra de Paris, 2009), musique, sculpture et poésie, tout l’art de Wiseman c’est de nous faire croire aussi cela de la National Gallery.
« Cinéma, ballet, musique, sculpture et poésie, tout l’art de Wiseman c’est de nous faire croire aussi cela de la National Gallery. » L’art total condensé dans le portrait de ce musée, c’est exactement cela que Wiseman réussit à faire à la perfection. En presque trois heures de visite, démonstration est faite que les œuvres d’art ne sont pas des objets inertes mais qu’elles sont douées de vie, et capables de communiquer avec nous.