Napoléon

Ridley Scott, 2023 (Royaume-Uni, États-Unis)

Ridley Scott ne craint rien, ni personne. Après avoir guidé Moïse sur la route de la Terre Promise, permis à un esclave de défier l’empereur en plein Colisée, ou conduit Christophe Colomb sur Hispaniola, le réalisateur britannique à 84 ans entend encore faire faire de grandes choses à un grand homme. Ou bien s’est-on mal compris. Ridley Scott, cinéaste attaché aux grandes productions et aux récits extraordinaires, a pu faire croire en s’emparant du projet « Napoléon » à une fresque d’Histoire grandiose. Quelle farce.

Ce que nous apprend son valet Constant dans ses mémoires, Napoléon mesurait 1m70 tout au plus. Sans couvre-chef, « Napoléon le Grand » était petit (contrairement à ce que David nous laisse croire sur la toile géante du Sacre). En outre, rappelons-le, le réalisateur britannique ne s’est jamais privé de broyer les arrogants et de briser les infâmes. Pensons un instant à ce qui arrive au résidus de masculinité infirme dans Alien (1979) ou au trop luxueux casting de Cartel (2013). De même, quand il s’agit d’ôter aux odieux gouvernants leur pouvoir, le roi Jean dans Robin des Bois (2010), le pernicieux Commode dans Gladiator (2000), Scott n’a jamais hésité. Et quand le film, qui a pour socle narratif la lamentable relation de couple de l’empereur, commence par une guillotine et le regard de Bonaparte sur l’engin, on aurait presque envie de parler de castration. Napoléon, un despote de plus (par deux fois Joaquin Phoenix) ramené à sa petitesse par le réalisateur. D’humeur mordicante, Scott expose la figure historique aux jets de feuilles de choux et de trognons avant de la faire tomber.

Le film débute ainsi, en 1793, non par la figure du roi Louis XVI guillotiné, mais par celle de Marie-Antoinette. Avec une telle entrée en matière, le film intrigue. Le réalisateur poursuivrait-il le parti pris féministe développé dans le superbe Dernier Duel (2021) ? On s’en rend compte progressivement, l’empereur est terni dans sa gloire, ridiculisé, tandis que les femmes à l’inverse (Marie-Antoinette avant de monter sur l’échafaud, Joséphine en dépit de sa disgrâce), gardent la tête haute et toute leur fierté. Une ou deux scènes plus loin, c’est à une représentation de l’assassinat de la reine réglé par la toute jeune République que le spectateur assiste. La pièce de théâtre est burlesque et obscène et Bonaparte, qui se trouve dans l’assistance, est le seul à ne pas y goûter. Il tourne d’ailleurs assez vite les talons une fois compris la teneur de ce qui se joue sur l’estrade. Ridley Scott semble ici procéder d’un effet d’annonce : la forme du film sera celle de la farce et Napoléon, par le truchement d’une femme, ou à cause de la violence faite à une femme (la sienne future), en sera le dindon.

Le scénario de David Scarpa (qui planche à présent sur Gladiator 2 promis en 2024) pose bien une botte dans la boue du champ de bataille mais fait glisser l’autre dans le lit conjugal de Napoléon et Joséphine (Vanessa Kirby). Dans la version de 157 minutes projetée en salle, les événements s’enchaînent en une cavalcade quasi ininterrompue. L’intrépide tacticien prépare en même temps le siège de Toulon et la campagne d’Égypte, le 18 Brumaire et son sacre, se lance à bride abattue dans la victoire (Austerlitz) comme dans la défaite (Waterloo), et cela, presque sans avoir jamais le temps de poser son bicorne. C’est la bagatelle nuptiale qui lui offre éventuellement un répit, mais elle n’est pour l’empereur qu’assez rarement source de plaisir.

Napoléon est à la fois un drôle de film et un film drôle. Au risque de déconcerter, il alterne la pompe impériale et les grandes batailles avec la raillerie de moments liés à l’intimité des personnages. Joséphine de Beauharnais est la première à se gausser des prétentions de celui qui la fixe et l’aborde, mais très vite aussi l’enrôle et l’asservit. Peut-être un lien plus évident apparaîtra dans la version longue du film (270 minutes annoncées) entre les déconvenues amoureuses de Napoléon et ses déceptions militaires et politiques. On retient également les blagues de Scott : une momie esquivant le petit homme qui monté sur un tabouret a cherché à la toucher ou encore ce coup d’État ahurissant au centre duquel Napoléon n’a jamais l’assurance du regard ni la solidité de la posture que David lui a donné dans sa peinture. Pire, dans cette scène, le général éberlué se vautre dans les escaliers et se fait chasser par le Conseil des Cinq-Cents avant de revenir en menacer les membres quand il les fait pointer du fusil par ses soldats.

Il est aisé de comprendre que Jean Tulard, « le maître des études napoléoniennes », ait trouvé le film exécrable. Scott relativisera, s’il ne le connaît pas, il suffira de lui souffler que l’éminent universitaire n’est pas aussi bon critique de cinéma qu’historien et que son Dictionnaire amoureux du cinéma (Plon, 2009) n’avait rien de formidable. Certes, il y évoquait son admiration pour Les Duellistes (1977), mais il n’omettait pas de rappeler aussitôt ses erreurs historiques (« Pas facile de travailler sur un film historique où tout bouton de guêtre doit être réglementaire » annonçait-il d’emblée). Ses libertés empêchent-elles l’adhésion du spectateur ? Je ne le crois pas. On les entend bien au loin ces critiques, « Il n’est pas vrai que l’armée de Napoléon ait jamais tiré à coup de canon sur les pyramides ». Qu’importe ! Au cinéma, le fracas des boulets sur les monumentaux tombeaux est saisissant. Il nous semble alors que les déçus incapables de rire du grotesque imaginé par Scott se rangent derrière les arguments qui pointent du doigt les infidélités à « l’Histoire ». Cela nous ramène à l’histoire conjugale : quand Napoléon apprend que Joséphine l’a fait cocu, il bâcle les affaires en cours pour venir rabaisser sa femme et lui rappeler qui est le maître.

Dans sa version courte, la course à l’abîme de Napoléon est saucissonnée, complètement étriquée. Entre le faste et la farce, la pantalonnade et l’horreur (les trois millions de morts essaimés partout en Europe signalés à la fin), Napoléon cherche à combiner deux tableaux mal assortis. Pourtant, en l’état, plutôt déséquilibré, bourré de lacunes, ce grand spectacle bouffon ne sied-il pas à l’image que Ridley Scott entend donner de l’empereur ?

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3 commentaires à propos de “Napoléon”

  1. L’approche est admirable et vient noblement au secours de l’Empereur, tel Murat sabre au clair à la Moskowa. Il est vrai que Ridley Scott est, à l’instar de l’Autrichienne étêtée au début du film, la cible de quolibets et injures de la part de tous les indignés qui se sentent soudain la fibre bonapartiste. Mais s’il a ce sens de l’humour que tu lui prêtes dans le film, il saura nous pardonner et retournera tranquillement s’occuper de son vignoble du Vaucluse. Je pense que nous nous retrouverons pour regretter cette version tronquée sortie en salle, comme si elle venait nous punir de toutes ces lamentations de voir des films de prestige diffusés uniquement sur les plateformes à péages. Sans doute faudra-t-il désormais s’abonner à Apple pour satisfaire notre curiosité après ce long teaser sorti au cinéma.

    • Oui, la version très longue sur la plate-forme, c’est la plaie. Je suis curieux du rôle réservé à Ludivine Sagnier et de ce que fait le film de Madame Tallien, cette aristocrate acquise aux idées des Lumières mais tourmentée durant la Terreur.

      Ça me plairait assez un Zoom Arrière consacré à Ridley Scott. Sa filmographie offrirait quelques occasions à de belles joutes critiques.

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