Alain Guiraudie, 2024 (France)
PETITS ARRANGEMENTS AUTOUR DU MORT
Le bourg de Saint-Martial, quelque part dans le Sud Aveyron, est perturbé par l’installation hésitante de Jérémie, interprété par Félix Kysyl, alors que lui est venu là pour l’enterrement de son ancien patron boulanger et n’est pas censé rester.Le nouvel arrivant redescendra-t-il sur Toulouse comme on le lui demande ? Ou bien finira-t-il par reprendre la boulangerie, ce que souhaiterait la veuve Martine (Catherine Frot dans une interprétation plus sobre, enfin, et dont les expressions discrètement narquoises complexifient le personnage) ? Laissons la boulangerie fermée, elle n’intéresse pas Jérémie. Le bel oisif reste parce qu’il se trouve bien avec Martine et pour renouer avec Walter, un fils de paysan plus si jeune qui a préféré vivre modestement plutôt que de reprendre seul une ferme peu viable. Il y a aussi le fils de Martine, Vincent (Jean-Baptiste Durand), un ancien copain d’adolescence qui a un comportement difficile interprété, notamment quand une drôle de caresse vient conclure une démonstration de force, et avec lequel la tension ne cesse de monter.
« Je ne sais pas si quelqu’un l’a déjà dit, mais il me semble qu’on filmait des bagarres pour ne pas filmer le sexe. Je fais un peu le chemin inverse » A. Guiraudie dans la plaquette de promotion GNCR / AFCAE
Alain Guiraudie conçoit une galerie de personnages savoureux. Par exemple, les apparitions soudaines du gendarme et de l’abbé (Sébastien Faglain et Jacques Develay) : elles sont préparées de telle manière qu’elles nous laissent chancelant, à mi parcours entre un registre comique et un autre, la nuit et les sous-bois aidant, à la lisière du fantastique. Les individus sont troubles et d’une complexité appréciable : Vincent, l’ami échauffé, le curé à nouveau, perspicace et sans ambages dans ses propositions, Jérémie lui-même qui est tout autant maître de ce qui lui arrive que victime (l’acteur joue d’ailleurs parfaitement les ambigus ; malicieuse scène du confessionnal), ainsi que Martine qui finalement pourrait souhaiter avec ce dernier autre chose qu’une relation très convenue.
Derrière ce petit monde en mouvement, leurs désirs comme leur question de morale, le réalisateur de L’inconnu du lac (2012) et de Rester vertical (2016) est allé trouver d’autres décors encore jamais filmés. Guiraudie y saisit la ruralité dans ce qu’elle a de banal, de magnifique et d’abîmé. Les plans dans la forêt profitent des couleurs vives de l’automne. On y sent l’humus des coins à champignons tenus secrets et une tranquillité parfois inquiète.
« Le village dans lequel nous avons tourné a ce côté intemporel, construit autour de son église et de sa place, avec son presbytère majestueux, ses vieilles bâtisses et ses maisons très récentes. Cette boulangerie qui a fermé, ces rues vides. On se doute que le village a été plus animé à une époque »
Il n’y a plus d’activités en pareil endroit. Des panneaux « maisons à vendre » apparaissent ici et là. Un grange abandonnée sert de mensonge. Quand ils ne travaillent plus, les gens y paraissent bien seuls mais leurs envies enfouies, comme le mycélium dans la terre, attendent les conditions idéales pour pousser le tapis de feuilles humides et se rendre visibles aux éventuels visiteurs. Parfois scabreux, avec Guiraudie, les verges découvertes accompagnent l’apparition des morilles.
La forme évoque dans une certaine mesure Qui a tué Harry ? d’Hitchcock (1955), l’automne éclatant et le cocasse macabre s’y donnent rendez-vous. Mais Miséricorde est plus noir à bien des égards. L’intrigue joue sur les désirs des uns et des autres. Tantôt sont-ils considérés comme totalement inscrits dans la norme, tantôt suscitent-ils la crainte des regards mauvais et des esprits obtus. L’intrigue est soumise aux aléas des pulsions et des émotions qu’il n’est pas toujours facile de comprendre ni de maîtriser, puis le pardon des uns, la miséricorde du titre, les arrangements des autres : que tout cela est équivoque à souhait.