Pablo Larraín, 2019 (Allemagne, États-Unis, Italie, Chili)
Elle est frêle. Le médecin dit ses organes fragiles. Son secrétaire marqueté a été reconverti en pharmacie et les poches de ses manteaux comme ses sacs sont remplis des comprimés qu’elle y a glissés. Après la princesse Diana (Spencer, 2021) ou le fantasmatique Neruda (2016), après Jackie (2017) ou cette anonyme brûlée (Ema, 2019), Pablo Larraín fabrique un autre portrait pour le cinéma basé cette fois sur les derniers jours de la chanteuse lyrique Maria Callas, morte à la fin de l’été 1977. Maria Callas a la cinquantaine et ne chante plus sur scène. Recluse dans un grand appartement parisien avec deux domestiques et deux caniches pour seules compagnie, elle ressasse ses souvenirs : en compagnie d’Onassis mort deux ans avant, ou en temps de guerre quand sa mère demandait à elle et sa sœur de chanter devant des soldats et de partager un peu plus. Elle ressasse encore ses souvenirs devant un public définitivement perdu quand elle interprétait Médée, Norma ou Violetta dans les plus grandes salles d’opéra.
« La Callas » n’est plus. Altérée, sa voix s’est dévissée. Il n’y a plus que Maria à la vie déséquilibrée, Angelina Jolie qui n’a peut-être jamais eu de rôle aussi beau et sophistiqué. La cantatrice brisée ne fait plus toujours la différence entre la réalité et le fantasme et Larraín trouve dans ces failles le terrain fertile à sa mise en scène. On voit des orchestres dans la rue ou dans le grand salon. Il y a cet interview avec un journaliste qui a le même nom, Mandrax, que le sédatif auquel elle s’est rendue dépendante (Kodi Smit-McPhee, probable double de Larraín). D’autres fantômes versatiles apparaissent. Tout est dans sa tête. Ainsi, les effets secondaires des médicaments nourrissent les dénis qui concernent sa santé et sa carrière. Autre invention du cinéaste, remarquons le piano dont le déménagement constant ne fait qu’illustrer l’instabilité de la Callas. Le majordome déplace l’imposant instrument (au péril de son dos) devant une fenêtre ou bien devant une autre, dans une pièce ou bien dans la pièce d’à côté, si bien que le piano donne l’impression d’être détaché et soumis au roulis perpétuel d’un navire en péril.
Des scènes avec Maria peuvent émouvoir, lors d’un rendez-vous avec sa sœur (Valeria Golino) pour dire sa détresse ou avec Onassis son vieil amant marié (Haluk Bilginer). Mais ce sont pas les scènes qui m’ont le plus touchées. La diva est altière, capricieuse, déraisonnable, elle refuse d’admettre que son temps a passé. Malgré son apathie maladive, elle a une personnalité, une carrure (et la star Angelina Jolie joue -avec- cela), qui tiennent quelque peu à distance (surtout si l’on pense un instant aux playbacks de l’actrice sur lesquels repose en partie l’illusion). Dans ce film cérébral, l’essentiel des émotions passent alors ailleurs. La musique est bien sûr un important vecteur, en particulier durant les répétitions qui associent les efforts actuels de Maria accompagnée au piano à la « perfection » passée de la Callas grand orchestre à l’appui. Mais là encore, ce n’est pas ce qui me touche le plus.
À mes yeux, les émotions passent par le regard des domestiques. Il prennent soin de Maria Callas, surveillent sa santé et s’en soucient. Ferruccio, joué par Pierfrancesco Favino, est de l’aveu de Maria « son père, son frère et son fils ; il est son majordome ». Bruna, jouée par Alba Rohrwacher, est « sa mère, sa sœur et sa fille ; elle est sa cuisinière ». Ces gens modestes pour aristocrates grand standing sont indispensables à la diva et ces deux rôles secondaires sont un véritable contrefort pour le film. Ils sont en effet, mieux que le personnage d’Angelina Jolie elle-même, les seuls vraiment capables de nous le faire aimer. Ainsi, la scène de la partie de cartes ou au dernier plan du film, ces domestiques forment un couple simple et bienveillant et dans leur relation avec leur maîtresse, il se dégage une grande tendresse.
Pablo Larraín réalise un opéra en trois parties avec ses intertitres, une ouverture impressionnante et un final en miroir dans le cadre de ses portes à l’élégant style XVIIIe. En incarnant la diva déchue jusque dans son artificialité, Angelina Jolie réalise quant à elle son film le plus exigent. En somme, on assiste avec Maria à l’opéra rêvé d’une fin de vie joué devant des spectateurs, les domestiques, le médecin, absolument incapables d’agir et, ainsi, à un superbe portrait pour le cinéma.