Adrien Beau, 2023 (France)
Si le spectateur pénètre en ces terres curieux, ignorant ou inconscient, qu’il soit néanmoins averti. Ici, rien de magnificent ni de baroque malgré l’époque et l’évocation de la cour de France. Le gentilhomme qui la représente se trouve bien loin des dorures et des glaces de Versailles. Au milieu des bois slavonnes, un petit monastère abandonné, devenu l’abri d’une famille de paysans. Pas d’autres personnages que l’ambassadeur français perdu dans les Balkans et que ses hôtes. L’étrangeté naît pourtant de cette épure et d’effets théâtraux ménagés, d’abord réservés à la figure dérangeante de Gorcha, le père effroyable de la rude maisonnée. Pour apprécier Le Vourdalak, il vaut donc mieux d’abord en accepter la sobriété ainsi que tout le sombre exotisme, en particulier quand un personnage, comme dans Annette (2021), surprend de sa dissemblance. Non pas une petite fille comme chez Leos Carax, mais un vieillard décharné, une silhouette faussement fragile pourtant autoritaire et nocive.
Adrien Beau évacue certains éléments de l’histoire d’Alexis K. Tolstoï (La Famille du Vourdalak : Fragments inédits des Mémoires d’un inconnu, paru en 1839). Le marquis d’Urfé (interprété par Kacey Mottet-Klein) n’est plus un émigré royaliste qui raconte une aventure vécue jadis à l’occasion d’une soirée mondaine à la fin du congrès de Vienne. Chez Tolstoï, la teneur politique œuvrait de manière souterraine. Dans l’adaptation, les roturiers demeurent une source d’inquiétude pour l’aristocrate, mais le contexte révolutionnaire ou prérévolutionnaire ne transparaît plus. Le noble attaché au service du roi n’est pas inquiété par une famille de rustres exsangues qui chercherait à renverser l’ordre sociétal ancien. L’inquiétude est ailleurs. Le Vourdalak de Beau fait fi de la restauration monarchique de 1815 et préfère laisser le marquis d’Urfé au milieu du XVIIIe siècle. L’année de 1769 donnée par Tolstoï n’est pas indiquée. On comprend toutefois que les sueurs froides du noble parcourent son échine quelques part entre la parution du Traité sur vampires de Dom Calmet (1746) et la mort de Voltaire (1778).
Au début, quand l’aristocrate tout poudré mais tout démuni trouve les paysans, Jegor, Piotr et Sdenka attendent leur vieux père Gorcha, parti se battre contre les Turcs. Avec leurs habits à la mode slave, on a l’impression d’une famille de Roms (surtout Ariane Labed et Grégoire Colin). Quand il réapparaît, le patriarche appuyé sur son arquebuse se traîne et a la drôle de manie de mastiquer sa chemise comme d’autres leur linceul. Ses enfants qui le craignent sont rassemblés autour de lui et l’on pense aux Tziganes qui sont au service du comte transylvanien dans le roman de Stocker. À ces peuples étrangers, on a volontiers prêté des coutumes et des croyances : chants, magie et créature malfaisante.
Cependant, un autre goût est donné au sang dont le vourdalak s’abreuve. Le marquis d’Urfé s’immisce bien malgré lui dans le régime familial de ces paysans pour constater la terreur exercée par le père et transmise bientôt à l’aîné. Le lourd manteau de fourrure du père que se met à porter le fils devient le symbole de ce patriarcat funeste. Les femmes y sont soumises (Sdenka et Anja, la femme de Jegor, jouée par Claire Duburcq), ainsi que le cadet Piotr, ce garçon qui jouait enfant avec des rubans et qui, devenu adulte, aime à s’habiller en femme, ce qui par les hommes de la famille lui est reproché (Vassili Schneider). On sait le vampire immortel et cette adaptation du Vourdalak en renouvelle à nouveau le thème. Le vampirisme chez Adrien Beau réside dans l’autorité masculine contagieuse et mortelle, et contre laquelle, en tout cas au sein de la famille, il semble impossible de lutter.