La Bataille du Chili, la lutte d’un peuple sans armes

Patricio Guzmán, 1975-1979 (Chili)

« Et je vous l’affirme : j’ai la certitude que le grain semé par nous dans la conscience de milliers et de milliers de Chiliens ne saurait être définitivement arraché. Ils détiennent la force. Ils pourront nous asservir. Mais ni le crime ni la force ne sauraient freiner les processus sociaux. L’histoire est à nous et elle est l’œuvre des peuples »

Salvador Allende, Discours du 11 septembre 1973,
prononcé depuis le palais de la Moneda à Santiago

La Bataille du Chili est une série de trois documentaires d’une heure et demie environ chacun. Le film est habituellement présenté comme un « monument » ou une « fresque » offerte par le cinéma à l’histoire chilienne. Plus précisément, le documentaire de Patricio Guzmán est à la fois un témoignage au cœur de l’histoire (les cinq membres de l’équipe de tournage sont en prise directe avec les événements en cours1) et, par le montage et le commentaire, une analyse a posteriori de la situation politique durant le mandat de Salvador Allende. Pour Guzmán, le film est « la preuve cinématographique, jour après jour, de l’agonie d’une expérience révolutionnaire qui touche le monde entier, parce qu’elle se présente comme une expérience pacifique du passage au socialisme »2. La Bataille du Chili met en images le souvenir du flétrissement des espoirs venus avec la présidence Allende et de l’écrasement soudain de la démocratie par son assassinat lors du putsch du 11 septembre 1973. Mais ce souvenir, ou cette « preuve », a une importance capitale car il assure la restitution d’une mémoire, justement, celle de l’Unité Populaire et de la tentative révolutionnaire du gouvernement de gauche que la dictature de Pinochet a soigneusement cherché à effacer3.

« Le processus social, politique et économique déclenché par le gouvernement de gauche de l’Unité Populaire au Chili de novembre 1970 à septembre 1973, a permis à d’innombrables personnes de se rendre compte que ce qui se vivait au jour le jour était transcendant pour le pays et pour le contexte général de l’Amérique latine. De cette façon, ces personnes ont cessé d’être des spectatrices et sont devenues consciemment les protagonistes de ce qu’elles vivaient au fur et à mesure que l’histoire elle-même se déroulait dans leur propre présent. Ainsi, ceux qui ont eu l’opportunité de filmer ce processus le faisaient aussi avec la conviction qu’ils écrivaient l’histoire en images et en son. »4

Quand le tournage commence, l’intention est d’étudier les réformes mises en place par le gouvernement de l’Unité Populaire. Le film s’inscrit alors dans une démarche comparable à celle de La Première Année, lequel, tourné en 1972, avait permis à Patricio Guzmán de documenter la première année de la présidence Allende. Cet autre documentaire avait reçu à l’époque le soutien de Chris Marker qui l’avait vu à Santiago et qui s’était ensuite assuré de sa distribution en France et à l’étranger. C’est d’ailleurs auprès de Chris Marker que Patricio Guzmán se procure la pellicule nécessaire au tournage de La Bataille du Chili5. Cependant le coup d’État change l’intention initiale. Après le 11 septembre 1973, Guzmán et son équipe sont contraints à l’exil. C’est à Cuba que le film est monté. Là l’objectif est redéfini : La Bataille du Chili est repensé pour devenir une analyse du coup d’État autant qu’un pamphlet contre la junte et l’opposition chilienne qui a facilité sa prise de pouvoir. Ce sont les deux premiers tiers du projet.

Ainsi, la première partie intitulée « L’insurrection de la bourgeoisie » traite de l’opposition grandissante au gouvernement de gauche et aux élections législatives qui se tiennent dans un climat extrêmement tendu en mars 1973. En partie favorisées par les États-Unis, les difficultés de ravitaillement et l’inflation galopante entraînent des pénuries alimentaires et de matières premières. Les usines tournent au ralenti, grèves et manifestations contre le gouvernement s’intensifient (la grève des transporteurs fige des centaines de camions rassemblés les uns contre les autres offrant une des images fortes du blocage en cours dans le pays). Pourtant, les résultats des législatives montrent qu’Allende ne perd pas le soutien du peuple. En outre, l’opposition, contrairement à ce qu’elle annonce d’abord, ne parvient pas à atteindre le score qui lui aurait permis de renverser légalement le pouvoir en place. Les contre-manifestations prennent le relais. Des affrontements sont aussi déclenchées pour donner une impression de chaos afin de décrédibiliser un gouvernement soit-disant dépassé par la situation. La deuxième partie du documentaire, le « Coup d’état militaire » (de mars à septembre 1973), décrit dans le détail la radicalisation des partis réactionnaires et l’adoption d’une stratégie pour la prise du pouvoir par la force. Le film montre le basculement fasciste, les aides fournies par la Maison-Blanche (pressions politiques, formation de militaires et d’opposants par la CIA6), les compromis et les violences dans les rues, puis finalement l’attaque de la Moneda, le siège de la présidence chilienne, par les militaires.

Cependant, disposant encore de nombreux rusches inexploités, Patricio Guzmán et son monteur, Pedro Chaskel, les rassemblent en différents thèmes et offrent un troisième volet à La Bataille du Chili. Celui-ci, intitulé « Le pouvoir populaire », met en avant les initiatives et la résistance de la classe ouvrière. Les populations de travailleurs ont été mises en difficulté par le blocage du pays, notamment en 1972, et la troisième partie du documentaire rend compte de leur capacité à s’organiser : réunions, collecte et redistribution de produits alimentaires, relève dans les transports, autogestion des usines… « Le pouvoir populaire » dépasse l’analyse des deux précédents volets dont le déroulé historique ne débouche que sur la mort : d’un président, d’un projet commun et de la démocratie chilienne. « Le pouvoir populaire » sonne à l’inverse comme une opposition levée contre ce qui rétrospectivement semble une fatalité. Les événements de septembre 1973 ont eu lieu, un traumatisme très vite amplifié par la dictature qui s’installe s’empare durablement du Chili, et pourtant d’autres forces qui ont été capables de résister durant la crise alors qu’Allende était encore en place sont capables d’une reprise en main.

De ces quatre heures de documentaire, on retient donc les empêchements du gouvernement de Salvador Allende orchestrés par une opposition composite et parfois manipulée. De façon générale, on est marqué en tant que spectateur par l’effervescence politique, les foules qui défilent, les cris et les slogans scandés, les uniformes et les visages assassins, mais également par la conviction qu’un renouveau populaire reste possible. Alors que la bourgeoisie réactionnaire a entre les mains le contrôle des principaux médias (presse écrite et télévision) et que l’Unité Populaire n’a jamais pu appliquer une véritable politique culturelle7, La Bataille du Chili intègre un cinéma documentaire nouveau, souvent sans moyen, soucieux de capter l’Histoire du Chili et d’en conserver la mémoire ; une mémoire devenue une cible privilégiée de la dictature et absolument nécessaire à la reconstruction, une mémoire que le cinéma restaure et fait vivre.

1 Sur la fabrication de La Bataille du Chili et sur les conditions de tournage se reporter au film de Catalina Villar, Patricio Guzmán, une histoire chilienne (2001).
2 Commentaire donné à l’occasion de la sortie du Dvd de La Bataille du Chili, Éditions Montparnasse, 2004.
3 Sur l’utilisation du cinéma comme source d’Histoire, voire la mise au point d’Ariel Arnal au début de l’article « La Bataille du Chili. Quand le cinéma écrit l’histoire », dans Cinémas d’Amérique latine, n°28, 2020, mis en ligne le 13 mars 2023, consulté le 18 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/cinelatino/7881
4 Ibid.
5 « Le cinéma en mémoire, entretien avec Patricio Guzmán », dans Revus & Corrigés n°14, printemps 2022 (mis en ligne le 11 septembre 2023) ; lettre de Patricio Guzmán à Chris Marker de novembre 1972 dans A. Arnal, « La Bataille du Chili. Quand le cinéma… », op. cit.
6 L’implication des États-Unis dans le putsch et même sa planification par le gouvernement américain avait été démontré dans le documentaire La Spirale d’Armand Mattelart, Valérie Mayoux et Jacqueline Meppiel (1976), et auquel Chris Marker participe.
7 Chili, le dossier noir, Gallimard, 1974, « Sur le front des arts visuels », p. 286-291.

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3 commentaires à propos de “La Bataille du Chili, la lutte d’un peuple sans armes”

  1. Un beau travail de mémoire de ce documentariste sur son pays tant aimé, le Chili.
    Heureusement la junte n’a pas confisqué ces précieux films.

    On aimerait tant que le fait de ne pas oublier empêche l’histoire de se reproduire mais ce n’est pas toujours le cas malheureusement.

  2. Oui, presque toute l’équipe du film a pu échapper à la junte et aux confiscations des militaires. Une fois hors du pays, le film a été repensé et a pu être achevé. Cependant, le directeur de la photo, Jorge Müller Silva, et sa compagne également cinéaste et militante, Carmen Cecilia Bueno Cifuentes, ont été arrêtés en 1974 et ont disparu. Ils ont vraisemblablement été torturés (Wikipedia) puis éliminés, mais leur trace n’a jamais été retrouvées.

  3. Le Chili tente depuis 2022 de se débarrasser de la constitution adoptée sous Pinochet. Les Chiliens votent dans quelques semaines pour s’exprimer sur une 2e version de la constitution, plus conservatrice que celle votée et rejetée en 2022 (car rédigée par un Conseil constitutionnel qui depuis a basculé à droite).

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