Stanley Kubrick, 1999 (Etats-Unis)
« Pour quelle raison Kubrick s’était-il passionné pendant plus de trente ans pour cette petite histoire de jalousie conjugale au cours de laquelle presque rien ne se passait ? »
En attendant une note plus personnelle sur le treizième et dernier film de Stanley Kubrick, relayons cette reprise en vidéo du « Secret de la pyramide », article publié dans Positif n° 623 (janvier 2013) et commentons-la.
Laurent Vachaud, l’auteur de l’article est scénariste et dialoguiste (Arsène Lupin, 2004, Les femmes de l’ombre, 2008). Mathieu Rochet et Nicolas Venancio, les auteurs de la vidéo, sont eux à l’initiative de Gasface, un magazine de culture hip hop (la vidéo est une production Gasface). Le titre de l’article n’a pas été conservé pour la vidéo et, avec Kubrick & the Illuminati, c’est un titre clairement plus racoleur qui a été préféré. Peut-être encouragé par le documentaire de Rodney Ascher, Room 237 qui rapporte différentes analyses de Shining et qui était sorti peu de temps avant (juin 2013), M. Rochet et N.Venancio montent et illustrent un entretien avec L. Vachaud qui reprend la plupart des idées de son article. A cette occasion, un entretien a également été enregistré avec Michel Ciment dont bizarrement seuls quelques mots ont été retenus au montage. La vidéo, relativement courte (une demi-heure environ) a ensuite été sous-titrée en anglais et diffusée sur internet.
Dans l’article et dans la vidéo, la démonstration éveille la curiosité. Après une introduction présentant Eyes wide shut comme un film à énigmes, Laurent Vachaud commence par les symboles maçonniques qu’il croit déceler dans certains plans et les lie aux « mythiques Illuminati ». Son objectif n’est pas de puiser dans toutes les sciences occultes et de déduire que Kubrick était un extraterrestre mais de traiter du thème qui selon son intime conviction est central dans le film, la manipulation des esprits et en particulier celui d’Alice (Nicole Kidman).
La démonstration est d’autant plus saisissante quand on connait certaines des préoccupations de Kubrick : l’homme était en effet concerné par la scientologie, du moins indirectement, puisque sa fille en avait été victime avant la réalisation d’Eyes wide shut (l’appartenance de Tom Cruise à la secte aurait aussi intéressé Kubrick pour aborder ce sujet de manière réflexive dans le film). Selon L. Vachaud, plus généralement, le réalisateur américain était aussi intéressé par l’ésotérisme (il aborde bien sûr la possession dans Shining mais avait également pensé adapter Le pendule de Foucault d’U. Eco).
Cependant, toute la réflexion ne tient pas. Tout d’abord, Laurent Vachaud va chercher des arguments dans de petits détails de la filmographie de Kubrick qui ne convainquent pas (« Monarch » en poster sur un des murs de l’hôtel dans Shining ou le triangle sur l’affiche d’Orange mécanique). Quand il traite des états altérés de conscience ou de manipulation mentale, il mélange beaucoup trop d’éléments : quel intérêt pour Kubrick de vouloir cacher dans un film sorti en 1999 un discours sur un programme de lavage de cerveau de la CIA lancé dans les années 1960 ? N’a-t-il pas montré par ailleurs qu’il était capable de critiquer le pouvoir ou l’armée comme il l’entendait (Docteur Folamour, Les sentiers de la gloire, Full metal jacket) ? Il manque encore quelques références bibliographiques qui auraient pu par endroits renforcer le discours.
Je tiens à préciser que je ne suis pas l’auteur de cette vidéo qui comme vous le dites mélange beaucoup de choses les unes avec les autres. Le collectif Gasface m’a interviewé au printemps 2013 après la parution de mon article dans Positif 623. Jamais ils ne m’ont dit vouloir faire un film de type Room 237 à partir de mon interview – et de celle de Michel Ciment. La responsabilité de cette vidéo leur revient entièrement et je ne la cautionne d’aucune manière, estimant qu’elle fait disparaître l’argumentation nuancée de mon article. De même je n’ai pas choisi le titre Kubrick and the illuminati que je rejette totalement.
Sur la vidéo, ce n’est pas clair (on ne sait pas qui réalise). Donc merci pour la précision. J’ai du coup modifié la note.
Une interview de Nicolas Venancio pour le site 1kult.com permet aussi d’y voir plus clair :
« Le Rap est aujourd’hui une pop musique comme les autres, mais l’alphabet avec lequel il s’exprime a été créé par une secte, la Five-Percent nation. C’est un genre où les théories complotistes sont très présentes, je te conseille d’écouter Don Killuminati de Tupac Shakur ou HNIC 2 de Prodigy. »
Les producteurs de Gasfate ont été séduits par un aspect très particulier de votre article qu’ils ont simplement relié à la culture mise en avant dans leur magazine.
Le miroir (des fantômes) de Kubrick reflète aussi avec les rejetons expérimentaux d’une frange de la pornographie américaine et allemande – dimension onirique ou cauchemardesque du voyage intérieur, psyché féminine tourmentée (pléonasme), angoisse du désir masculin, distance méta du cérémonial religieux dégradé en spectacle commercial – commentés par votre serviteur et à découvrir ci-dessous :
– Pornorama sur Behind the green door (1972)
– Pornorama sur Deep throat ( 1972 )
et ci-après :
– « Café flesh : kiss of death«
Sans aller jusqu’au bout de l’arc-en-ciel, intéressons-nous à sa première couleur : le violet.
Présent sur l’affiche et par touches dans le film, le violet d’Eyes wide shut pourrait faire écho à celui du Blow up d’Antonioni (voir l’analyse vidéo de Ciclic, Blow up : parcours de la couleur mauve, 2010).
Antonioni que Kubrick admirait et dont Paul Ducan fait mention à propos d’Eyes wide shut : « La superbe photographie et le rythme lent du film évoquent l’oeuvre de Michelangelo Antonioni, qui abonde en paysages soigneusement composés, en mouvements fluides de caméra et en amants tourmentés. On remarquera également l’utilisation de couleurs primaires véhiculant un sens symbolique.[…] Enfin les draps du couple lorsque Bill révèle tout à Alice, sont violets, combinaison de rouge et de bleu. » dans P. Duncan, Stanley Kubrick, filmographie complète, Taschen GmbH, 2011.
Et je réalise que « l’arc-en-ciel » n’est pas qu’une évocation météorologique ou colorimétrique pour Eyes wide shut et qu’il a bel et bien une réalité dans le film.
L’allusion à Antonioni est très pertinente. Kubrick adorait La notte et Eyes Wide Shut peut faire penser à ce dernier film et aussi à Blow Up. Quant à la couleur violette, elle est associée parait il à la dissociation (phénomène de dédoublement de personnalité) sans que j’aie vraiment pu trouver de sources solides sur cette info, néanmoins intéressante vu le film.
L’arc-en-ciel est un fil conducteur tout au long du film. De la réplique lors de la soirée chez Ziegler « Don’t you want to go where the rainbow ends? » en passant par les guirlandes lumineuses multicolores des sapins de Noël omniprésentes sur les images pour finir sous l’enseigne de la boutique de location de costumes. Cruise / Harford semble poursuivre l’arc-en-ciel comme dans les légendes mais trouve-t-il vraiment le chaudron d’or caché à son pied ?
C’est amusant. Je reprends mon carnet de notes et relis ce que j’avais écrit à propos de Voyage en Italie de Rossellini (1954) en vue d’un commentaire plus développé : quand Bergman demande à Sanders de lui dire « je t’aime » à la fin du film, c’est comme Kidman qui fixe Cruise et lui affirme au terme de leur parcours et de leur crise (le chaudron d’or caché au pied de ce dernier), « and you know… There is something very important we need to do as soon as possible… – What’s that ? – Fuck. »
Par ailleurs, un lien est tracé entre les trois films, Eyes wide shut, Voyage en Italie et La nuit (1961), tout trois ouvrant un plan (au sens géométrique et spatial) sur un couple en crise. Un lien qu’il me plaît d’étendre à Before midnight de Linklater (2013) et à la longue déambulation de Hawke et Delpy dans la campagne grecque.