Ridley Scott, 2013 (États-Unis)
Le dialogue entre l’abogado et son éminent confrère Fassbender (qui croit s’adresser à son ultime recours) est un gros nuage opaque qui gonfle et gonfle encore comme si un paquet de cocaïne avait éclaté sous le feu d’un automatique. L’abogado dans son cabinet aux allures de musée et un peu de tripot aussi est en roue libre, alors il parle de la croisée des chemins, de choix qui ne peuvent plus être faits parce qu’ils ont déjà été faits (il ne s’agit donc plus d’un carrefour mais d’une impasse, ce n’est quand même pas bien compliqué d’être clair), de choix à assumer même s’ils n’ont pas été réellement faits, d’Antonio Machado, parce que la poésie c’est toujours sympa, puis vient « L’extinction de toute réalité est un concept que nulle résignation ne peut inclure » et encore autre chose sur la pluralité des mondes créés bien différents de la vie réelle. L’avocat mexicain (pas complètement clean on l’aura compris) termine sur l’opportunité qu’il aura peut-être un peu plus tard de faire une sieste, parce que le sommeil pour les latinos c’est important. A l’autre bout du fil, Michael Fassbender n’est pas tout à fait sûr d’avoir composé le bon numéro. Il pleure quand même tout ce qu’il a et se mouche dans ses mains (on comprend mieux l’intérêt de la scène). Il tente également d’interrompre une ou deux fois son interlocuteur et de le relancer sur ce qu’il croit être plus important que le reste comme la croisée des chemins ; mais s’il avait vraiment fait attention au discours fumeux du Mexicain, il aurait compris qu’il était quoi qu’il en soit, quoique l’autre dise, dans une impasse.
Comment en est-il arrivé là ? L’avocat qui durant tout le film cherche conseil et qui n’a pas de nom, Fassbender donc, a fait affaire avec Javier Bardem qui aime tout comme lui beaucoup l’argent. Les deux associés ont tenté leur coup dans la drogue mais se sont faits doubler par la plus vorace que féline Cameron Diaz. Le cartel au-dessus de tous n’aime pas beaucoup savoir sa marchandise entre les mains d’une possible concurrence et règle rapidement ses comptes. Bardem troué de balles, l’intermédiaire Brad Pitt saigné sur un trottoir, Penélope Cruz enlevée (la femme de Fassbender et la parfaite innocente de l’histoire). Le film montre que chacun est très avide et plutôt lubrique (voir Cameron Diaz écarter les jambes sur le pare brise d’une Ferrari, jaune précisera-t-on car la couleur n’a certainement rien d’anecdotique dans un tel comportement), opère quelques ellipses un peu abruptes (on ne reprochera pour une fois pas à ce genre de film de trop expliquer ou de tout souligner à gros traits), livre une ou deux scènes d’action mais tient son personnage principal bien à l’écart et au final, à trop chercher conseil, à trop tergiverser, l’avocat et tout le film avec lui nous ennuient.
Comment Ridley Scott en est-il arrivé là ? Le scénario du vieux Cormac McCarthy (No country for old men, Coen, 2007) ne pouvait-il pas donner matière à un film plus attrayant ? Où le réalisateur de Mensonges d’État (2008), pour citer un film correct sans aller chercher les chefs-d’œuvre, veut-il nous mener ? Le propos est d’une grande platitude. La photo alterne entre jaune pisseux et bleu-gris façon pub pour grosse berline, quoi de plus normal à la frontière depuis Traffic (Soderbergh, 2000)… Entre Prometheus (2012) et Exodus (2014), Cartel est un ratage un peu étonnant. Le surmenage peut-être ? Et puis dans la villa lumineuse et très design de l’associé malchanceux un indice, le titre d’un beau livre : Luxury house.
Je comprends qu’on puisse trouver la prose de Cormack McCarthy, un peu lourde, absconse, voire fumeuse. Mais je crois que derrière cet écran de fumée, justement, le propos du film est moins plat que ce que tu décris.
Pour moi, Cartel (dont le titre original est bien plus intéressant) est une sorte d’anti-thriller.
Un film qui ne se soucie guère de suspense ou d’attrait, tout simplement parce que le monde qu’il décrit n’est pas attrayant, et que le parcours du personnage principal est d’avance tout tracé. Pas tracé par un destin aveugle, par une fatalité tragique à l’ancienne (encore qu’on puisse interpréter le personnage de Cameron Diaz de cette manière), mais bien par lui-même : guidé par l’attrait de l’argent et par sa méconnaissance du monde où il s’aventure, il persiste à ne jamais écouter aucun des conseils et avis qui lui sont prodigués, s’entêtant au contraire à faire systématiquement ce qu’il ne faudrait pas. Ainsi, c’est une vision à la fois cynique (voir la manière dont les stars hollywoodiennes finissent dans ce film) et désespérée du monde contemporain que nous propose Ridley Scott, un monde gangrené par la violence et aveuglé par l’argent, régi par des règles si complexes que presque personne ne comprend le fonctionnement dans son ensemble.
Ce n’est pas absolument nouveau comme propos, mais il me semble que, sous ses dehors de film de gangsters de luxe, Cartel est plus complexe et plus riche que beaucoup d’autres titres du même calibre.
Loin de m’attendre à un film noir et complexe, je n’ai pas été plus loin que le strass. A reconsidérer donc, d’autant que l’article de Gaël Martin enfonce le clou (« Cartel, Ridley Scott et la loi de Murphy » sur Cinématraque, nov. 2013). A commencer par un parallèle entre The councelor et Le grand sommeil de Hawks et à tracer des liens avec Blade runner, son point de vue enthousiaste m’oblige à revoir mes arguments ! Merci pour ta contribution.