Alfred Hitchcock, 1936 (Royaume-Uni)
« Sabotage : la destruction ou le vol de matériels ou de bâtiments dans le but d’effrayer certaines personnes ou de créer un sentiment d’insécurité dans le public ».
Panne d’électricité dans le métro. Les lumières de Londres s’éteignent. Un homme se faufile dans la foule et rentre chez lui aussi discrètement que possible. C’est sur Carl Verloc (Oscar Homolka [1]), propriétaire du cinéma Le Bijou, que tous nos soupçons pèsent ; son air sinistre et la musique de Louis Levy le désignent comme responsable.
Voilà le programme pour l’héroïne et pour le spectateur : peur et insécurité, ce à quoi le cinéaste, de son propre aveu [2], ne parvient pas tout à fait. Sabotage est pourtant captivant. Le suspense court tout au long du film. Comme il aime à le faire, Hitchcock nous met dans la confidence. Qui est le coupable ? Où se trouve la bombe ? Quand va-t-elle exploser ? L’événement est tout autant redouté que le coup de cymbales dans L’homme qui en savait trop (1956).
Terrible séquence lorsque Stevie (Desmond Tester), le jeune frère de Mme Verloc (Sylvia Sidney) est chargé d’une course par M. Verloc. L’enfant est censé traverser Londres jusqu’à Piccadilly avec les bobines d’un film sous le bras, ainsi qu’une bombe, ce qu’il ignore. L’explosion est imminente et le garçon flâne en chemin. Se rendant compte du temps perdu, il monte dans un autobus pour aller plus vite (par la citation de ce passage, Tarantino explique la dangerosité des bobines en nitrate de cellulose, Inglourious basterds, 2009). La tension est au plus fort… Hitchcock joue avec nous : le temps qui passe (plan sur le mécanisme de la bombe que l’on devine dans son paquet, plan sur les grandes pendules de la rue), les contre-temps (le marchand ambulant, le grand défilé en l’honneur du Lord-maire) ainsi que tout ce qui nous fait craindre le moment fatidique (la sympathie du gamin, le mignon petit chien à côté duquel il s’assoit et qui détourne notre attention) constituent autant de plans et de scènes que le cinéaste assemble en une redoutable mécanique.
Plus loin, la mise en scène du meurtre de Verloc par sa femme est superbe. Elle lui plante un couteau dans le ventre (Shyamalan n’a pu que s’en inspirer pour un geste semblable dans Le village, 2004). Elle laisse le corps s’effondrer et s’éloigne. La caméra reste aux pieds du cadavre tandis que Sylvia, dans une belle profondeur de champ, dos à la caméra, s’avance lentement, marque une pause en s’appuyant contre un meuble, puis s’affaisse sur une chaise. Fondu au noir.
Le thème des oiseaux permet également d’intéressants parallèles. Verloc offre deux oiseaux en cage à Stevie avant de l’envoyer à Piccadilly. Lorsque Sylvia apprend sa mort dans l’explosion du bus, elle rejoint les spectateurs sur les bancs du cinéma. Sur l’écran est diffusé un dessin animé (commandé à Walt Disney pour l’occasion). Le film amuse tout le monde même Sylvia, il montre cependant un oiseau percé d’une flèche. C’est à Stevie que l’on pense. Le couteau en main, lorsque l’héroïne veut se venger de son mari, ce sont nous qui cette fois-ci la rejoignons et souhaitons punir Verloc. Enfin, c’est l’oiseleur avec qui Verloc s’était acoquiné qui permet aux policiers de boucler l’affaire et d’écarter Sylvia de toute culpabilité.
Adapté de The secret agent de Joseph Conrad, Sabotage est assez mal accueilli à sa sortie. Hitchcock a regretté d’avoir tué le garçon dans l’attentat alors qu’il en était sans le savoir le commissionnaire. La relation entre le détective de Scotland Yard (John Loder) et Mme Verloc lui a été reprochée (dès 1937, Jorge Luis Borges a expliqué sa gêne à cet égard [3], plus tard François Truffaut lors des fameux entretiens). Il est vrai que le métrage apparaît un peu à part dans l’œuvre du maître (toutes périodes confondues). D’abord il est rare de voir mourir un protagoniste que le réalisateur a rendu attachant, un enfant qui plus est. De plus, jamais la vengeance d’un héros hitchcockien (d’une héroïne en l’occurrence), satisfaisant le spectateur en empathie avec le personnage, n’aura été si violente (le meurtre du coupable). Toutefois, même dans ses films « mineurs » toute la maestria d’Hitchcock transparaît. Work in progress.
[1] L’acteur autrichien joue le docteur chez Wilder dans Sept ans de réflexion, 1955.
[2] F. Truffaut, Hitchcock, Paris, Galimard, 1993 (première éd. 1966).
[3] B. Villien, Hitchcock, Paris, Colona, coll. « L’œil du cinéma », 1982, p. 107.
Jusqu’en 2010, une étude fouillée était disponible sur Cine-Studies (fiche du film et présentation, synopsis, réception par la critique française, comparaison avec le roman de Conrad et analyse).