Ari Folman, 2008 (Israël)
Ari Folman ne parvient pas à se souvenir d’un épisode de la guerre à laquelle il a participé voilà plus de vingt ans. Un compagnon, ancien frère d’armes, lui raconte un cauchemar qui le tourmente, vingt-six chiens enragés l’assaillent, et permet à Ari de faire émerger des images de son esprit : depuis la mer dans laquelle ils baignent, trois soldats voient sans comprendre des lumières tomber sur Beyrouth à quelques dizaines de mètres devant eux. L’image est noire et ocre, des cordes jouent une musique triste. La scène magnifique hante le film.
A quoi correspond la scène décrite ? La réalité ou bien une déformation de celle-ci ? Ari Folman s’intéresse à la mémoire : sa propre mémoire, celle qui lui révèlera son rôle dans l’épisode guerrier oublié, la mémoire source que consulte l’historien, et la mémoire collective qui évite aux sociétés de répéter les erreurs commises, d’oublier le passé qui les façonne. Quadragénaire, l’ancien soldat Folman questionne un psychologue et un professeur, retrouve ceux qui ont partagé avec lui la guerre et tente ainsi de s’approcher de la réalité refoulée. Ne disposant pas d’images, Ari Folman réalisateur recourt à une forme inédite pour un documentaire autobiographique : il les crée par le dessin animé à partir de souvenirs et de propos recueillis (les entretiens, eux, sont réels). Ainsi, il donne une représentation personnelle de l’événement qui appartient à l’histoire et qu’il lie à sa vie de soldat.
La technique mêle dessin traditionnel (les personnages et les objets) et images de synthèse (les décors et les déplacements d’objectif). Les dessins, que l’on doit au directeur artistique Yoni Goodman, se veulent assez réalistes (les corps, les visages, le cadre urbain) tout comme la mise en scène dans les moments d’action (les échanges de tirs filmés avec un effet « caméra à l’épaule » ou en prise de vue subjective). Toutefois, les couleurs, la musique (parfois un clip), les rêves (la grande femme nue surgit de la mer), d’autres souvenirs (un militaire qui se revoit enfant) amènent une distanciation vis-à-vis de la réalité, parfois une suspension dans le temps, une fuite de l’esprit dans les moments de terreur. Aussi, parce qu’il ne s’agit pas d’un simple dessin animé, des images réelles, celles diffusées par les médias à l’époque, des femmes au cœur meurtri par la mort de leurs proches, les cadavres et les décombres confondus, closent le film dans la souffrance.
Au fur et à mesure des témoignages, Folman recouvre la mémoire : ce à quoi il a assisté à dix-sept ans, durant la guerre menée par Israël contre l’OLP (la première guerre du Liban), c’est le massacre par les phalanges chrétiennes libanaises des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, dans Beyrouth-Ouest, au lendemain de l’assassinat, le 14 septembre 1982, du tout nouveau président du Liban et chef du camp chrétien, Bachir Gemayel (avec qui Israël avait tenté de passer des accords). Ariel Sharon, ministre de la défense israélienne à l’époque, prend prétexte le maintien de l’ordre pour faire envahir Beyrouth par ses troupes. Sharon n’intervient pas lorsque les phalangistes s’en prennent aux civils de Sabra et Chatila dans la nuit du 17 septembre (Folman dit l’indifférence du dirigeant israélien). Cet épisode du conflit israélo-palestinien traumatise le réalisateur qui pose la question non pas tant de la responsabilité politique (bien qu’elle soit évoquée) mais de la sienne propre. Quel sang coule-t-il encore sur ses mains ?
Le film d’animation possède d’irréfragables qualités graphiques, le documentaire se saisit d’un sujet fort et jamais traité, l’ensemble compose une œuvre antimilitariste (les soldats qui, dans un char, avancent nulle part et tirent dans le vide des campagnes traversées) originale et brillante. Par un dessin singulier, un récit autobiographique et une intrication historique, seul Persépolis s’en rapproche (Satrapi et Paronnaud, 2007). Il semble que la question posée par Jérôme Garcin et ses comparses (Le masque et la plume du 29 juin 2008), comme par Eugenio Renzi et Antoine Thirion dans Les Cahiers du cinéma (n°635, p.10) soit justifiée : comment expliquer que Valse avec Bachir, présenté en compétition lors du 61e festival de Cannes, n’ait pas été distingué ?
Voilà, maintenant que j’ai vu ce film d’animation, je lis enfin ta chronique très complète et bien descriptive. Mais au final : qu’en as-tu pensé ? Il semble que tu ais apprécié, mais tu ne parles pas trop dans l’article des impressions que ce film t’a laissées ?
Pour ma part, je n’ai rien de plus à rajouter que ce qui a déjà été écrit par Ornelune dans sa chronique. Le film laisse KO à la fin : après tout un film d’animation sur l’évocation de souvenirs, de reconstitution d’une mémoire effacée à travers des témoignages et des interviews bien réels, Ari Folman arrive au point culminant de l’horreur avec les massacres de Sabra et Chatila. Cette horreur refait surface brutalement et le film d’animation qui, quelque part, atténue la violence de la réalité (mécanisme de protection face à un traumatisme tel que la guerre) devient tout à coup de véritables images d’archives où l’on voit des femmes pleurant et hurlant de douleur et des dizaines de corps sans vie… Aucun commentaire superflu ne vient se rajouter en plus de ces images à la fin du film et j’ai mis de longues minutes avant de me décider à me lever de mon siège pour retrouver… une autre réalité.
Ce documentaire original, sans aucun voyeurisme, ce travail de mémoire, est très touchant de pudeur et de sobriété et donne ainsi une autre vision de la guerre que les films habituels du genre ou encore les documentaires.
Pour répondre à ta question ainsi que pour faire un lien avec la question que je pose à la toute fin de mon texte : je pense que Valse avec Bachir, par son caractère entièrement neuf, était, à Cannes, un film à Palme d’or…
Bonjour, j’ai une question à propos du film Valse avec Bachir :
je voudrais savoir quelle vision de la guerre Ari Folman propose ?
Pour vous répondre Sarah tout en reprenant ce que j’ai noté ci-dessus : la guerre est vue à travers les yeux de soldats traumatisés, le film pose la question de la responsabilité des massacres perpétrés, l’ensemble souligne le drame entraîné par les interventions armées. Antimilitariste avais-je écris.