Le Neuvième Cœur

Juraj Herz, 1979 (Tchécoslovaquie)

L’histoire de cette princesse qui ne trouve pas de prétendant, parce qu’à peine déclarés les huit qui l’ont approchée ont mystérieusement disparu, et de cet étudiant qui a intégré une troupe de forains mais arrêté par la garde devient le neuvième des malheureux soupirants, rappelle dans sa forme Peau d’âne (1970) et Le joueur de flûte (1972) de Jacques Demy. Réalisés la même décennie, tout trois sont des contes et déballent les éléments traditionnels propres au genre comme autant de trésors familiers d’une même malle antique. Tout trois ont aussi en commun de mettre en scène un alchimiste : le juif Mélius de Hamelin dans Le Joueur de flûte, le savant du roi (sans nom) dans Peau d’âne et le comte Aldobrandini, également l’astrologue de cour, dans Le Neuvième cœur. De plus, Juraj Herz et Jacques Demy (dans Le Joueur de flûte) suivent tous deux les déplacements d’une roulotte de comédiens itinérants. Le conte de Juraj Herz est cependant présenté comme une création originale et non une adaptation, ce que sont les films de Demy (et alors que Herz a fait des films avec d’autres contes comme Les souliers magiques d’après Andersen en 1986 ou Le roi grenouille d’après les frères Grimm en 1990). Le scénario du Neuvième cœur est co-signé par Josef Hanzlík et le réalisateur (inspiré a priori de différents contes d’Hoffmann). Tourné en même temps que La Belle et la Bête pour des questions de contrat et de budget (les deux films partagent équipe technique et décors), Le Neuvième cœur n’en est pas moins une œuvre singulière, jouant sur des registres différents comiques et fantastiques et capable de susciter selon les scènes inquiétude et fascination.

Moins sombre que La Belle et la Bête, cette réalisation jumelle se découpe en deux parties disctinctes. La première est légère et axée sur le théâtre de marionnettes. Il permet d’introduire les personnages dans cette foire urbaine et lentement de mettre en abîme le récit. La pièce de marionnettes raconte, en effet, l’histoire d’amour entre la princesse Béatrice et le chevalier Philodène qui ressemble à celle de Martin l’étudiant vagabond (Ondrej Pavelka) et de Tončka, la fille du maître saltimbanque (Anna Malová). De même, lorsque Martin tente d’échapper aux soldats qui le poursuivent pour ses dettes, la roublardise de l’étudiant, l’incapacité des assaillants, les acrobaties et les gags en cascade nous font croire un instant que les marionnettes ont pris vie. À cet endroit, le film emprunte beaucoup à la commedia dell’arte et il ne serait pas difficile d’imaginer en voyant toute cette agitation Polichinelle dupant les mauvais hallebardiers lancés à ses trousses.

La deuxième partie rompt avec ce ton et offre une toute autre ambiance. On se glisse dans une cape d’invisibilité pour tromper son monde et on retrouve son chemin à l’aide d’un pendentif magique en forme de cœur… Les bains de couleur, par exemple orange dans la salle du temps, vert dans la pièce où gisent les corps des prétendants, évoquent les filtres utilisés au temps du muet. Le passage d’une rive à l’autre au centre du film et une barque conduite par deux inquiétants chargés d’assurer la traversée pourrait rappeler le nocher de Vampyr (Friedrich Murnau, 1932). Par ailleurs, une fois sortie de sa geôle et dans ce monde devenu étrange, l’étudiant vagabond est guidé par le bouffon du prince (František Filipovský) qui connaît bien le mal dont souffre la princesse. Si l’on excepte le drôle de physique de l’alchimiste ravisseur, le bouffon représente en quelque sorte la dernière trace du comique qui a dominé le début du film. Et dans cet Enfer, règne donc Aldobrandini (beaucoup moins sympathique que les alchimistes imaginés par Demy). Héritant des mêmes talents que Cagliostro, le strabique astrologue (Juraj Kukura) est connaisseur de toutes les sciences secrètes. Il a envoûté Adriena, la fille du duc son employeur (Julie Jurištová) et, grâce à l’alchimie, entend fabriquer à partir des cœurs des soupirants assassinés un élixir qui doit lui conférer pouvoir et jeunesse éternelle.

Juraj Herz a confié la direction artistique de son film à Jan Švankmajer, cinéaste, sculpteur et céramiste surréaliste formé comme lui à la section marionnettes de l’Académie des arts de la scène de Prague (la DAMU). Le générique entièrement animé est de son fait. On retrouve dans l’antre de l’astrologue un peu du cabinet de curiosités que constitue l’essentiel de sa création artistique. Pour le générique, on dirait que Švankmajer s’inspire des illustrations du Splendor Solis, le célèbre traité alchimique allemand du XVIe siècle.

Puisqu’il est question de cœur, ce dessin animé pourrait décrire, de façon allégorique et par des opérations alchimiques, la perte de l’amour et son rétablissement triomphal. Ainsi, dans un paysage naïf et tout en perspective typique des représentations de la fin du Moyen Âge, des os sont jetés dans un vase et, aussitôt disparus, ils laissent place à une fleur discrète. Puis, ce même vase enferme un oiseau qui vole au-dessus des quatre éléments présentés successivement (eau, terre, feu, air). De ce vase tombe ensuite un cœur que des squelettes se transmettent et se disputent jusqu’à le couper en deux. Le paysage de départ est alors visité dans ses différentes parties (grotte, marais, châteaux, laboratoire alchimique, potence, tombe). En dernière instance, le cœur coupé est replacé dans le vase et associé à plusieurs symboles : à commencer par un demi-cœur stylisé à la manière d’un symbole alchimique (peut-être une invention de l’artiste), ainsi que les signes bien connus du mercure, du plomb, de l’or et du cuivre. La dernière image montre le cœur réparé dans le vaisseau entouré de flammes.

L’installation qui permet de recueillir le précieux élixir mériterait aussi une description comme le laboratoire d’Aldobrandini et nous y reviendrons peut-être. Le conte finit bien. Toutefois, une fois le mage défait, il demeure un enjeu pour cet amour égaré : de la princesse Adrienna ou de la marionnetiste Tončka, auprès de qui le cœur de Martin le portera ?

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