Les graines du figuier sauvage

Mohammad Rasoulof, 2024 (Allemagne, France, Iran)

Iman vient d’être promus. Il doit à présent signer les actes d’exécution des opposants au régime. Davantage privé de liberté à ce poste, ce qu’il semble découvrir, il se retrouve vite confronté à des questions morales qu’il n’a pas les moyens de se poser. Absolument embrigadé, Iman abandonne la reconnaissance des injustices du système à ses nuits agitées, et face à ses filles et à sa femme tient le discours attendu du père de famille sûr de lui et inflexible. Dans la rue, après la mort de Mahsa Amini en septembre 2022, la colère gronde.

À ce moment-là, alors que le mouvement « Femmes, Vie, Liberté » prend de l’ampleur mais se trouve aussitôt réprimé, le réalisateur du Diable n’existe pas (2020) est une nouvelle fois mis en prison (ce qu’il raconte dans le dossier de presse). C’est là que naît le film. À sa sortie, Mohammad Rasoulof rassemble une équipe technique et des acteurs malgré les risques encourus (de dénonciations, d’arrestations, de violences) et le film se fait en toute clandestinité en dépit du contexte. « Je ne peux pas expliquer comment, mais nous avons réussi à contourner le système de censure. Le gouvernement ne peut pas tout contrôler. En intimidant et en effrayant les gens, ils essaient de donner l’impression qu’ils maîtrisent tout, mais cette méthode est une grenade assourdissante dont seul le bruit peut vous effrayer. »

Les graines du figuier sauvage témoigne de la situation politique de l’Iran et montre avec force comment la soif de liberté des jeunes générations d’une part et la paranoïa imposée par la théocratie d’autre part peuvent briser une famille comme éclater toute une société. Car si Rasoulof se concentre sur la famille du juge d’instruction, tout le long du film ses personnages de fiction se connectent à la réalité du pays : les parents se tiennent informés par les canaux officiels de la République islamique (principalement la télévision), tandis que les filles Rezvan et Sana s’abreuvent aux vidéos prises directement dans la rue et diffusées sur internet via les réseaux sociaux. Les images informatives des téléphones portables sont montées au cours du récit et rappellent sans arrêt au spectateur l’inhérence de l’actualité de l’Iran à la fiction projetée. Cette « vérité » de la société en rébellion mais persécutée finit par se déverser dans l’appartement clos et paraître aux yeux des femmes de la famille, comme elle finit avec le temps par percer la propagande officielle.

Par ailleurs, Les graines du figuier sauvage n’adopte pas le seul point de vue froid du juge d’instruction au tribunal révolutionnaire ou simplement celui de personnages qui tentent de se dégager de la chape de plomb du régime. Il raconte l’histoire d’une famille de privilégiés nourrit par le système théocratique et en montre les fissures par lesquelles la contestation s’immisce. Le film offre ainsi une intéressante complexité, également rendue par des personnages qui s’inscrivent dans une lente évolution (et incarné qui plus est par de très bons acteurs). On a évoqué Iman qui perd son intégrité et sa sérénité avec son nouveau poste (Missagh Zareh). On peut aussi parler de Najmeh, la mère (Soheila Golestani), qui au tout début nous fait penser à l’épouse Höss de La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer (2024). Toutes deux sont des femmes de bourreau qui s’inquiètent de la progression professionnelle de leur mari, entre autres parce qu’en dépend leur confort de vie. Les filles Rezvan et Sana (Mahsa Rostami, Setareh Maleki), quant à elles, vont s’affirmant dans leur conviction et l’indépendance qu’elles doivent conquérir.

Quand le réalisateur contraint la famille d’Iman à sortir de Téhéran pour soi-disant mieux se protéger d’ennemis invisibles, Mohammad Rasoulof amène Les graines du figuier sauvage en des territoires plus inattendus. La chronique familiale et sociétale se mue dans la maison secondaire d’une province désertique en un film de genre, un survival où l’horreur pourrait surgir à chaque scène. Le père devient ogre et, l’enfant en fuite caché dans les bois, c’est le conte invoqué. Plus loin encore, dans la dernière séquence, dans une ville de terre crue abandonnée (Kharanaq ?), la mère et ses filles cherchent à échapper à l’homme dont la fidélité à l’État qui l’emploie a englouti son amour pour les siens. C’est le labyrinthe de Shining (Stanley Kubrick, 1980) qui s’impose à l’esprit alors que Iman se perd comme se perdait Jack à la poursuite de son fils. Mais sur ce site antique vide et désert, la scène prend une autre dimension, comme s’il n’y avait plus en Iran que cette famille déchirée, dont les femmes seraient les dernières à se battre pour l’obtention des droits humains. Mohammad Rasoulof termine à nouveau sur les images de la rue, sur la contestation d’une population qu’il croit être capable de reconquérir ses libertés. L’optimisme, que le contexte et de très durs moments passés ont longtemps tenu à l’écart, a fini par poindre. Mohammad Rasoulof, lui, sort son film mais, à présent condamné à plusieurs années de prison par le gouvernement iranien, est désormais comme d’autres contraint à l’exil.

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