Les Chevaliers Teutoniques (Kryzaci)

Aleksander Ford, 1960 (Pologne)

Aleksander Ford accompagnait l’Armée rouge sur le front au moment de la libération des camps de concentration et des centres de mise à mort. Il fut le premier cinéaste à filmer ce type de lieu en juillet 1944 (Majdanek, Cimetière de l’Europe). Après un temps à la tête du département de propagande cinématographique de Pologne, Ford fut aussi le premier cinéaste à raconter le sort du ghetto de Varsovie entre 1939 et 1943 (La vérité n’a pas de frontière ou Ulica Graniczna, 1948). Plus tard, il enseignait le cinéma à Lodz (l’école par laquelle étaient passés Wadjda et Polanski), quand il répondit à la commande de l’État de réaliser une superproduction historique afin d’adapter le roman de Henryk Sienkiewicz, Kryzaci (littéralement « les croisés »).  Célèbre en Pologne, le roman avait paru en France en 1901 sous le titre Les chevaliers Teutoniques.

Présent en Prusse depuis le XIIIe siècle pour lutter contre les païens, l’ordre des chevaliers Teutoniques (Der Deutsche Ritterorden) avait fondé un État qui se mit à mener une politique expansionniste contre la Pologne et la Lituanie jusqu’au XVe siècle. Par leurs mensonges, leur cruauté et leurs crimes, dans le film, les Teutoniques apparaissent comme une menace constante pour le peuple et les princes de ces territoires d’Europe du Nord-Est. Passés par le prisme du cinéma polonais de l’après-guerre, les chevaliers Teutoniques trempent dans la vilenie nazie. Ils brûlent des terres et commettent des exactions. Ford fait des Teutoniques les agents du Drang nach Osten inventé au XIXe siècle mais auquel les nazis ont donné une dramatique réalité (Drang nach Osten ou « la poussée vers l’Est » : le concept désigne l’invasion de l’Europe centrale par les populations germaniques). Sous leur tunique à croix, Kuno von Liechtenstein (Mieczyslaw Voit), Ulrich von Jungingen (Stanislaw Jasiukiewicz) et les autres sont rendus parfaitement détestables par les acteurs qui les jouent.

Face à ces démons de la Chrétienté armée, le roi Ladislas Jagellon (ou Jagaila, connu sous son nom de règne Wladislas II, interprété par Emil Karewicz), ainsi que le seigneur Jurand de Spychow (incarné par Andrzej Szalawski qui ressemble ici à Staline) ou encore le preux chevalier Zbyszko de Bogdaniec (Mieczyslaw Kalenik). Ces nobles combattants sont entièrement dévoués à la défense de leur territoire. Autres valeurs notoires, Jurand est un valeureux qui, dans les combats, comme le sanglier qu’il porte en emblème, attaque au pas de charge et passe sur l’ennemi comme sur l’herbe rase. Mais à la merci de l’adversaire, il n’hésite pas à tout abandonner pour secourir sa fille Danusia (Grazyna Staniszewska). C’est aussi auprès de cette demoiselle que Zbyszko montre une grande dévotion et entend à tout prix honorer sa parole. Pour compléter, on peut citer le truculent oncle de Zbyszko (Aleksander Fogiel) et l’intrépide Jagienka de Goralicé (Urszula Modrzynska). Chasseresse superbe, cavalière experte, Jagienka mieux que les autres nous ravis.

Le film est plein de rebondissements et développe donc son récit sur deux niveaux, celui des individus quand il suit surtout l’honorable chevalier Zbyszko, ses engagements et ses amours et un niveau « étatique » quand il prend pour contexte les tensions entre les princes polonais et l’ordre des Teutoniques. À cette échelle, la scène maîtresse des Chevaliers Teutoniques est la bataille de Tannenberg (Grunwald pour les Polonais). Elle occupe le dernier quart d’heure du film : 10 000 figurants et plus de 400 chevaux chargeant en plusieurs vagues les uns sur les autres. La bataille qui s’est tenue le 15 juillet 1410 (le film sort pour son 550ème anniversaire) oppose une coalition de Polonais, de Lituaniens et de Samogitiens, avec d’autres Russes et Tatars contre les chevaliers de l’Ordre Teutonique et leurs alliés. La victoire est polonaise et marque la fin de l’expansion de l’ordre religieux et militaire. Tannenberg est régulièrement commémorée comme une étape décisive de la construction nationale en Pologne. En outre, Aleksander Ford intègre l’affaire des deux glaives et en fait même un moment clef du film (placée en flash-back dès l’introduction et répétée avant la bataille). Durant cet épisode, les Teutoniques las d’attendre le combat provoquèrent le roi Jagellon en lui faisant apporter deux glaives. L’affaire a été vue comme un témoignage de l’affront des chevaliers Teutoniques et du sang-froid de Jagellon (cette histoire « des deux glaives » a été maintes fois copiée : elle est aussi documentée par des sources premières dont des lettres du roi polonais en personne). De leurs côtés, les adversaires rapportent une autre interprétation de l’épisode. Ils retiennent également de Tannenberg l’humiliation de la confiscation empêchée des bannières par les coalisées. Le 19 mai 1940, les nazis se mirent en scène lors d’une cérémonie de « retour des bannières à la patrie ».

Film de presque trois heures, Les Chevaliers Teutoniques profite du format Cinemascope et des couleurs vives de l’Eastmancolor. Le spectacle est digne des films pris pour modèle, les fresques d’aventures et les péplums américains de l’époque (Ben Hur de William Wyler en 1959 ou un peu plus tôt Les Chevaliers de la Table ronde de Richard Thorpe, 1954). Le succès en 1960 a d’ailleurs été au rendez-vous. Quelques remarques supplémentaires. Concernant les décors, le château teutonique de Marienburg fait forte impression, aussi bien ses extérieurs que dans ses tréfonds (prisons, forge des esclaves et grande roue des suppliciés…). Avec sa passerelle jetée au-dessus du lac, la belle demeure fortifiée de Jurand, toute en bois, me fait penser aux architectures scandinaves médiévales. Les paysages de campagne et la nature sont aussi très présentes : chevaux sauvages, chevreuils nombreux, des ours à plusieurs reprises (lors d’un combat dans la forêt, dans une fosse à prisonniers, et lors d’une représentation devant une cour princière), ainsi qu’un castor chassé pour les vertus médicinales de sa graisse. Ce n’est pas si fréquent.

Les Chevaliers Teutoniques d’Aleksander Ford est un film historique et une commande politique. Ce qui en fait aujourd’hui sa passionnante complexité, c’est la collision qu’il organise entre trois différents moments de l’Histoire. Car, on peut le résumer de cette manière : dans ce film fait au temps de la Guerre Froide, le Moyen Âge sert le patriotisme polonais, tout en ravivant le souvenir de crimes nazis.

Les Chevaliers Teutoniques a été édité par Artus films en DVD et Blu-Ray dans la collection « Histoire et Légendes d’Europe », peu intéressant pour ses bonus, mais disposant en revanche d’un livret de 80 pages très documenté (préparé par l’historien médiéviste Sylvain Gouguenheim) sur l’Ordre Teutonique, le film et son contexte de production.

Voir le billet sur Shangols, moins académique et plus décomplexé que le mien, et diablement enthousiaste (c’est sur ce site que je dérobe mes deux illustrations).

Une réponse à “Les Chevaliers Teutoniques (Kryzaci)”

  1. Absolument passionnant.
    Je ne connaissais absolument pas ce film qui offre pourtant une riche promesse visuelle et contextuelle.
    A ranger à côté de l’immarcescible et neigeux Alexandre Nevski.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*