Denis Villeneuve, 2024 (Etats-Unis)
Alors que la première partie de Dune (2020) avait agréablement surpris le public et la critique, remportant un succès relativement important au box office et réussissant l’exploit de ne pas fâcher les fans de l’œuvre de Frank Herbert, cette seconde partie laisse comme un goût d’inachevé en bouche. Indiscutablement, et malgré de grandes qualités formelles et plastiques, quelque chose ne fonctionne pas dans cet acte deux.
Le premier volet avait pour difficile mission de mettre en place l’univers de Frank Herbert et de déployer progressivement les bases d’une intrigue plutôt dense et complexe. Visuellement, esthétiquement, narrativement, les choix de Denis Villeneuve s’étaient avérés judicieux et le charme opérait. D’autant plus qu’en bon lecteur de Dune, Denis Villeneuve semblait avoir bien cerné les éléments importants du roman, distillant subtilement de nombreux indices tout au long du film, démontrant qu’au-delà du simple fan-service, le réalisateur tissait patiemment une toile dont le second volet nous montrerait toute l’étendue et la complexité. Plus surprenant, Villeneuve avait réussi à ne pas trop accélérer le rythme d’une histoire, qui, dans sa version romanesque, prenait également son temps, supprimant ici et là quelques personnages, passant sous silence plusieurs scènes importantes, mais pas forcément clefs (comme la scène de banquet lors de l’arrivée des Atréides sur Arrakis, extrêmement bavarde dans le roman). En matière de grand spectacle, le film réservait son lot d’action et de batailles, et la fascination de Villeneuve pour les superstructures (Premier contact, 2016, Blade Runner 2049, 2017, en proposaient déjà un bon aperçu) donnait à la direction artistique du film un cachet qui ne laissait pas indifférent, rompant avec l’esthétique très jeu vidéo des productions de SF récentes. En un mot, le réalisateur canadien proposait sa vision de Dune et le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle se révélait fascinante et séduisante sur de nombreux points. Mais que reste-t-il donc de cette déclaration d’intention dans ce second volet ?
Sur le plan visuel, le film est toujours aussi réussi. La photographie du film est extrêmement léchée, les compositions et les cadrages sont superbes et parfaitement construits ; Villeneuve est un cinéaste sensible à l’esthétique des images qu’il produit et qu’il veut fidèles à sa vision de l’univers de Dune. Sur ce plan là, difficile de lui reprocher quoi que ce soit, d’autant plus que les paysages du Wadi Rum (désert jordanien) ont été repérés avec le plus grand soin et filmés en lumière naturelle de très belle manière. Le réalisateur résiste par ailleurs à la facilité en proposant une image dure, souvent surexposée aux heures les plus difficiles de la journée. Cette lumière aveuglante, alliée à la poussière charriée par les bourrasques de vent, donne un aperçu du climat profondément inhospitalier de Dune et participe à l’immersion. La partie sonore est également particulièrement bien travaillée (ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le premier volet avait remporté un Oscar grâce au travail du sound designer Mark Mangini). Le son des armes qui s’entrechoquent, l’activation d’un bouclier, le sable qui glisse le long d’une dune tout semble ultra détaillé, naturel et organique, témoignant d’une richesse sonore assez unique mais aussi d’une certaine forme de réalisme quasi documentaire. Ce dialogue entre ce que l’on voit à l’image et ce que l’on entend est l’une des grandes réussites du film. En ce sens, Dune 2 est une expérience de cinéma au premier sens du terme.
Tout ceci confère au film de Villeneuve une identité forte, une signature qui lui appartient et à laquelle, qu’on adhère ou pas, il faut reconnaître une certaine maîtrise formelle, mais qui ne diffère en rien de ce qu’il avait déjà proposé dans la première partie. On attendait donc le réalisateur sur un autre plan, à savoir le scénario et la narration. C’est hélas, un domaine dans lequel les défauts structurels du film tendent à apparaître. Malgré plus de cinq heures de film (si on rajoute la première partie), Denis Villeneuve semble réussir l’exploit d’en dire moins que David Lynch en deux heures.
Pourtant, il faut reconnaître au film la volonté de proposer une lecture accessible de l’univers de Frank Herbert, une certaine forme de pédagogie permettant au public néophyte de bien cerner les enjeux de Dune, mais c’est sans doute là que le bât blesse car dans l’ensemble Villeneuve semble sans cesse hésiter et c’est particulièrement criant dans cette seconde partie. Fallait-il rester subtil et en dire le moins possible, au risque de ne s’adresser qu’aux connaisseurs du roman ou bien au contraire se montrer très didactique et devenir ainsi pesant et académique ? Villeneuve avait trouvé un juste équilibre dans le premier volet, mais il se montre cette fois bien plus pataud, certains choix scénaristiques sont discutables et parfois difficiles à comprendre, la narration se montre plus heurtée et elliptique conférant un faux rythme dont le réalisateur peine à se débarrasser. Globalement c’est la temporalité du film qui en pâtit, alors que le roman se déroule sur plusieurs années, le film se contente de quelques mois, bouleversant ainsi des éléments clefs du roman et notamment la naissance d’Alia, la sœur de Paul (qui, dans le roman, est âgée de quatre ans lors de l’attaque finale). C’est une approche qui bouleverse certains enjeux dramatiques et risque de devenir problématique lors de l’adaptation du Messie de Dune, déjà annoncée. L’apprentissage de Paul et son intégration à la communauté Fremen ne sont pas suffisamment traités en profondeur, gommant en partie la dimension initiatique du roman. À la rigueur, on aurait pu comprendre si Villeneuve avait fait ce choix pour privilégier le développement de la relation entre Paul et Chani, mais là aussi le film se montre assez peu convaincant. Pire, le traitement du personnage de Chani entre en contradiction avec celui que l’on peut percevoir au travers du roman de Frank Herbert et, là aussi, on se demande comment Villeneuve s’en sortira à l’occasion du Messie de Dune. Globalement, le traitement des autres personnages est à l’avenant, Stilgar a indiscutablement perdu de sa superbe, relégué au rôle de chef sans charisme, à la limite du comique, il fait surtout figure de fanatique un peu falot. Côté Harkonnen ce n’est guère mieux, tous les personnages sont outrancièrement caricaturaux et à chacune de leurs apparitions le film sombre dans un manichéisme et une absence de subtilité qui ne manqueront pas d’irriter ceux qui ont une bonne connaissance du roman (largement moins binaire). On pourra cependant noter que le film tente d’éclairer le personnage de Feyd Rautha et son importance pour le Bene Gesserit de manière plutôt astucieuse, mais nettement moins subtile que dans le roman.
Néanmoins, soyons honnêtes, tout ceci relève en réalité du travail d’adaptation et viendra surtout heurter la sensibilité exacerbée des fans hardcore de Dune. Porter un roman à l’écran nécessite forcément quelques sacrifices et un usage raisonné de l’ellipse, sous peine de rendre l’œuvre parfaitement boursouflée. Il s’agit d’un travail d’appropriation de l’œuvre par le réalisateur parfaitement normal, à condition qu’il ne transfigure pas le sens de l’œuvre originelle.
Si le réalisateur ne s’attache guère dans cette seconde partie à développer les relations entre les personnages, qui sont l’une des grandes forces du roman, sur le plan thématique le constat n’est pas beaucoup plus convaincant. Le film de Villeneuve rend une copie un peu scolaire et sans relief. La question écologique est assez rapidement balayée, tout juste évoque-t-on le rêve des Fremen d’un paradis vert, à savoir la transformation d’Arrakis à plus ou moins long terme grâce à des techniques avancées de géo-ingénierie, planifiées dans le plus grand secret. Même chose en ce qui concerne la dimension mystique du parcours de Paul ; le fameux Kwisatz Haderach tant attendu par le Bene Gesserit, aux pouvoirs censés être colossaux et qui donnent lieu à d’incessants questionnements de la part de Paul n’apparaît jamais vraiment à l’écran… même si le film évoque timidement ses pouvoirs de prescience (d’ailleurs, le combat final ne reflète pas non plus la maîtrise totale de Paul sur ses capacités physiques et mentales). Finalement, c’est la question religieuse qui semble avoir retenu l’attention de Villeneuve, mais le traitement paraît également quelque peu superficiel. Le réalisateur prend bien soin d’évoquer le rôle fondamental du Bene Gesserit dans l’implantation de ferments religieux au sein de la société fremen et à l’écran la dévotion des masses populaires est bien retranscrite, mais on peine à comprendre le choix de Villeneuve lorsqu’il oppose Fremen du Nord, censés être plus rationnels, et Fremen du Sud nettement plus fondamentalistes. Réduite à sa dimension fanatique, l’image de la société fremen qui transparaît à travers le film n’est pas très valorisante ni respectueuse du peuple décrit par Frank Herbert, un peuple certes farouche et empreint de religiosité, mais courageux, fier et technologiquement avancé, que Paul apprend à respecter, à admirer et dont il prendra le destin en main. Plusieurs scènes font tiquer sur ce plan par leur artificialité et leur manque de sincérité car Villeneuve ne prend jamais le temps d’expliquer les croyances profondes de la société fremen, ce mélange de traditions séculaires, d’espoir viscéral en un destin meilleur, en l’arrivée d’un messie qui viendra libérer les Fremen du joug de l’imperium et fera d’Arrakis une planète hospitalière où l’eau coulera en abondance. Des croyances que le Bene Gesserit a implantées, cultivées depuis des siècles de manière latente grâce à la Missionaria Protectiva pour orienter le destin des peuples (la doctrine de la panoplia propheticus n’est d’ailleurs pas une spécificité d’Arrakis, elle est utilisée sur d’autres planètes de l’imperium) et que Paul et sa mère réactivent et exploitent à leur profit. On pourrait croire ainsi que Paul marque l’avènement d’un faux prophète, mais en réalité ses pouvoirs de Kwisatz Haderach font de lui l’équivalent un demi dieu, que le Bene Gesserit espérait exploiter à son profit, mais qui échappe à son contrôle. Tout cela n’est que brièvement évoqué et très mal retranscrit, Villeneuve préférant se concentrer sur la montée en puissance du chef de guerre et sur la question du fanatisme religieux ; l’ensemble manque de liant et de subtilité. En un mot, c’est très terre à terre et, si l’on fait abstraction de l’aspect plastique, dépourvu de sense of wonder.
Finalement, ce qui transparaît à travers la vision que propose Denis Villeneuve, c’est une déconstruction du parcours initiatique du héros. Sa montée en puissance et son rôle messianique sont minorés, comme si Paul doutait de ses pouvoirs et semblait jouer la comédie pour mieux exploiter le fanatisme et la crédulité des Fremen. Hors c’est oublier que Paul devient lui-même un Fremen, mais aussi un véritable Kwisatz Haderach, et c’est surtout anticiper un discours critique qui n’arrivera réellement qu’avec le Messie de Dune. C’est dans ce roman que Frank Herbert prend le contre-pied du premier volet de Dune. En devenant empereur, en faisant déferler le Jihad et ses hordes de Fremen fanatiques sur le reste de l’imperium, Paul réalise l’immense horreur de sa position et remet en cause, non pas ses pouvoirs, mais son rôle de leader charismatique et de dieu vivant. On subodore que, ne sachant pas s’il aurait la latitude de réaliser Le messie de Dune, Villeneuve a cherché à coller au mieux à l’esprit de l’œuvre de Frank Herbert, quitte à empiéter quelque peu sur le futur. Et à l’aune de cette lecture probable, on comprend mieux les choix du réalisateur et les nombreux raccourcis qu’il emprunte dans cette seconde partie. Dommageable, certes, mais pardonnable.
J’ajoute mon propre bof à la déception que l’on devine facilement en te lisant. Sans comparer comme tu le fais avec détails le film et le roman, je te rejoins sur l’ensemble.
Le thème religieux qui fait avancer le récit de ce deuxième volet occupe toute la place, ce que tu relèves. Et c’est peut-être la seule représentation qui m’intéresse du film, la façon dont une croyance progressivement devient force politique (on imagine bien des religions naître ainsi).
Néanmoins, il me semble que Denis Villeneuve évacue la mystique. Les visions de Paul et les effets de l’épice n’ont pas grand chose de mystérieux. Ils sont utiles. Idem pour les rites auxquels on assiste, celui de l’eau de vie prélevée du ver, ou celui de la succession de la Révérende mère. On voit la chose, mais il n’y a d’intérêt que pour faire avancer un récit très dense. C’est-à-dire que même si Villeneuve se focalise sur un thème, la religion, elle ne l’intéresse pas en tant que telle. Éventuellement, s’il y a quelque chose de mystique, c’est davantage dans son regard sur le désert.
Pour le reste… La forme est maîtrisée, mais tout est très massif. Je n’ai pas le souvenir d’une telle pesanteur chez Frank Herbert. Idem, Dune premier du nom offrait des relations humaines plus chaleureuses et cela même si elles tenaient en peu de scènes. C’est pareil avec l’histoire d’amour qui n’a pas de prise sur notre imaginaire. Beaucoup de personnages, peu de sentiments, le tout enchâssé dans un brutalisme architectural et une action trop peu épique (la musique en cause ?).
Le réalisateur fait quelque chose de cohérent, c’est sûr. Mais ai-je envie de voir la seule mise en place d’une théocratie pour l’assouvissement d’une vengeance ? Durant tout le film, je me suis senti comme plongé dans le bain de pétrole du baron Harkonnen.
Oui, c’est cohérent c’est vrai, à défaut d’être convaincant. Pour en revenir au côté brutaliste de l’architecture, moi ça ne m’a pas vraiment dérangé, même si comme tu le soulignes je n’ai pas souvenir de ça chez Herbert (sauf pour parler des vaisseaux de la Guilde), je crois surtout que c’est quelque chose qui fascine Villeneuve depuis Premier contact puis Blade Runner 2049, il aime bien filmer les superstructures et là il pouvait laisser filer son imagination.
Je retiens la dernière ligne de cet article gorgé de déception vis-à-vis des choix d’adaptation. Je te rejoins en partie sur les problèmes formels visibles ici ou là sur la fluidité de la narration, la très didactique penetration du monde fremen, les rites d’initiation illustrations (hormis l’incroyable chevauchée du ver), les empêchements visibles, et pourtant…
Ce que tu traduis comme des sacrifices, je les vois en revanche comme des trahisons fidèles. La première d’entre elles m’a réjoui et se porte sur le couple Jessica /Alia. De son propre aveu, l’objectif de Villeneuve était de suivre la narration en suivant piste Bene Gesserit. Cet angle me semble en effet correspondre à la ligne générale suivie par Villeneuve qui a toujours filmé des récits d’emprise ou de manipulation, des luttes intérieures mais avec un regard extérieur. D’aucuns parleront de veine naturaliste qui tranche profondément avec la méthode Lynch (Dune, 1984), et carrément aux antipodes de Jodorowsky (tout juste peut-on extrapoler la présence de Léa Seydoux comme une main tendue vers sa version). Certes, l’œuvre de la Matriarca Protectiva n’est pas exploitée dans le détail (elle ne l’est pas davantage dans le roman initial, sinon dans ses annexes), mais elle gouverne le récit au rythme où s’écrit le mythe. Un mythe que Paul essaie de fuir (rude choix entre la mère et l’amour, ambivalence magnifiquement incarnéz par Chalamet), sacrifice de l’une pour le triomphe de l’autre. Je trouve l’idée intéressante. Un dilemme conduisant à la voie la plus radicale qui me semble plus proche du propos d’Herbert que ne l’était le final de la version Lynch dont on tendance à minorer les nombreux points problématiques (version que je ne renonce pas pour autant à chérir).
Mais rendons à Villeneuve ce qui lui revient : on a ici droit à un dialogue entre la nouvelle Reverente Mère et sa pré-née qui me semble bien plus magnétique et étrange que la figuration à l’écran d’une petite fille de quatre ayant à s’exprimer comme une adulte. Ne nous projetons pas trop vite sur le prochain volet, d’autant que le Canadien a pour intention d’aller explorer la galaxie d’Arthur C Clarke entre temps.
Je pense que narrativement, Villeneuve ne s’en sort pas si mal : le roman était également très elliptique dans sa narration, en raison notamment de sa structure polyphonique où l’on passait d’un personnage à un autre, dont on pouvait lire les pensées intérieures. En revanche, effectivement, le film possède une esthétique faisant la part belle au gigantisme et à l’architecture qui écrase parfois les personnages, et est prosaïque dans sa représentation de tout ce qui dans le livre relève de la mystique, et notamment les rêves de Paul que Lynch filmait beaucoup mieux.
Comme tu le dis, Villeneuve n’était pas certain de pouvoir filmer Le Messie de Dune et a probablement souhaité intégrer, dans une certaine mesure, une partie du discours critique du Messie de Dune sur la figure du Sauveur tout puissant devenu tyran ; néanmoins les réticences et les craintes de Paul vis-à-vis de ce qu’il va devenir figurent déjà dans certains passages de Dune, et ce discours critique existe donc déjà en filigrane ; dans une adaptation d’une histoire au long cours, ce choix ne me parait pas répréhensible en soi.