Leos Carax, 2021 (États-Unis, France)
L’opéra rock n’invite pas à la demi-mesure : Annette m’a tué. Dès la première scène, c’est l’emballement, la tachycardie sourire aux lèvres (So may we start). Avant cela, l’injonction faite au spectateur déconcerte. Une voix dans le noir (Carax) impose au public de la salle de s’effacer devant l’œuvre en cours et de ne plus respirer. L’humour n’est pas noir, il est morbide ; une provocation du réalisateur semblable à celles du personnage d’Henry McHenry. Durant les shows d’Henry, stand-up fracassants et déclinants, il n’est pas rare que les rictus se figent et que les rires se glacent. La perche est tendue par l’auteur, le jeu de mot est facile mais cela fait bien partie de l’intention : Carax et les Sparks veulent un film à couper le souffle.
Le Moteur sacré relancé, le film noir projeté n’est pas sans lien, celui-ci non plus, avec Mulholland Drive (Lynch, 2001). Tous deux se déroulent au cœur de Los Angeles. Tous deux abandonnent des corps derrière eux. Tous deux traitent des illusions du cinéma et du monde du spectacle. Annette raconte la damnation d’un couple d’artistes, l’un et l’autre, chacun dans son domaine, parvenant au sommet. Sur scène, Henry (Adam Driver) ne rêve que de soumettre son public par le rire. Sur scène, grâce aux opéras donnés, la chanteuse lyrique Ann Defrasnoux (Marion Cotillard) cherche à sauver ses spectateurs. Contrairement à l’idée qui vient d’abord, ces ambitions, destructrice ou salvatrice, ne sont pas si éloignées l’une de l’autre. Toutes deux accordent en effet au spectacle un pouvoir transcendant. Le bébé qu’Ann et Henry mettent au monde, prénommée Annette, est doté d’un talent exceptionnel, comme si cette transcendance la touchait directement, comme si ces trois êtres confinaient avec le divin (« a girl from the middle of nowhere » dit la première chanson concernant Annette, tandis que le show d’Henry est intitulé The ape of God).
Le film qui commence avec Carax aux consoles et sa fille Nastya à ses côtés (Annette lui est dédicacé) raconte l’attirance d’un père pour les abysses et le mal qu’il répand autour de lui. D’ailleurs, Henry nous semble par bien des aspects l’héritier de la Créature des égouts dans Merde (le court signé Carax dans Tokyo !, 2008) : la couleur verte associée, son inclination à la provocation, sa capacité à profaner reine et déesse. Mais Henry n’est pas un être à la marge, ni même au bord du gouffre. Il est le gouffre. Peu présent au début, un autre personnage a son importance, c’est le pianiste et accompagnateur sans nom (Simon Helberg). Il est proche d’Ann et l’aime en secret. Son accomplissement personnel en tant que chef d’orchestre est présenté en un travelling circulaire dont il constitue, lui, l’axe central. Ce 360° donne à voir le siphon par lequel le destin d’Annette se joue et grâce auquel les noirs desseins d’Henry se poursuivent. L’accompagnateur, ce qu’il demeure finalement, aide Henry à faire grandir les abysses et à prolonger la chute.
Annette m’a tué mais je reste vivant. Carax serait donc parvenu à faire avec le spectateur ce qu’il fait durant tout son film : abolir les frontières. Des studios d’enregistrement à la rue, du son au mouvement, de la réalité à la fiction, Annette n’est fait que d’états transitoires auxquels autant d’espaces décloisonnés entrent en correspondance. L’opéra rock des Sparks, groupe né à la fin des années 1960, offre la forme idéale pour rassembler les opposés et opérer les fusions. Les frères Mael, fondateurs des Sparks, sont venus chercher Leos Carax, histoire et partitions sous le bras, et le réalisateur des Amants du Pont-Neuf (1991) leur emboîte le pas. Un mur se lève pour passer de la scène à la forêt et les morts fondent leurs ombres dans les vivants. Carax se fraie même un chemin entre les genres et, à force de croquer des pommes, Ann passe du conte de fée au Yurei, le spectre japonais, cheveux longs, noirs et ruisselants. Au-delà, s’engouffrant dans la nuit comme une moto filant droit dans les ténèbres, Carax franchit toutes les limites : de la morale, du vice, de l’artifice…
Toutefois, au milieu de ces franchissements, une question reste en suspens : celle du retour possible après les crimes commis. Dans la dernière scène, en prison, Annette fait remarquer à son ogre de père, qu’il ne peut plus faire de mal et qu’il ne peut plus aimer non plus. Henry répond par cette question : ne peut-il l’aimer encore, à elle ? De la réponse de la petite fille, qui n’est jamais donnée, découle bien sûr l’éventuel pardon. Ann n’est plus et sans sa femme, figure du sauveur par excellence (sur scène, en mourant dans maints opéras, elle ne cesse de se sacrifier pour les autres), il n’est pas sûr qu’Henry puisse trouver sa rédemption.
Puisque le film est musical, il débute naturellement par le son. On pense au cri du nouveau né avant de le voir. Les courbes multicolores sur les moniteurs dansent au son des premières mesures et le reste est une déferlante d’émotions, un vortex de passions, une mer démontée engloutissant tout jusqu’au sacré. Les musiques composées enthousiasment et restent en tête. Tout au long du récit, les mystères se multiplient : la marionnette qui s’affirme et désobéit, les forces obscures qui ont toujours fait d’Henry un pantin, celles de la nature qui accompagnent la tragédie, sans même parler de cette présence animale, un cerf au fond de la forêt, un loup sur une colline qui surplombe la ville, ce drôle d’amphibien pataugeant dans la piscine vidée. D’un lyrisme fou, Annette n’en finit pas de nous hanter par sa nuit amplifiée.
Annette porte sur le féminicide. Le mot apparaît sur les panneaux du public qui attend Henry McHenry à la sortie du procès ou aux portes de la prison. Un parallèle est aussi à faire avec les grands opéras (Norma, Aïda, Tosca…) dans lesquels l’héroïne meurt toujours, assassinée par l’auteur, mise au bûcher, poussée au suicide et tuée par la maladie.
Dans Annette, pour arriver à cette même conclusion et valider sur ce point le parallèle avec l’opéra, il faut à nouveau signaler la part de Carax qu’il serait possible de déceler dans Henry. Henry assassine Ann son épouse. Carax assassine Ann son héroïne. Un double féminicide en quelque sorte.
Toutefois, la grande nouveauté c’est que l’histoire dans Annette ne s’achève pas avec la mort tragique de l’héroïne. Cette fois, signe des temps, l’assassin est puni. Le film se finit en prison avec lui… alors qu’une autre héroïne, Annette, est en train de naître.
Comme je n’y connais pas grand chose en opéra, je suis allé lire l’article de Martine Lapied, « La mort de l’héroïne, apothéose de l’opéra romantique » (dans Les narrations de la mort, Aix, 2005). La lecture m’a aussi permis d’identifier quelques-unes des héroïnes d’opéra incarnées par Marion Cotillard et de vérifier l’idée que le sacrifice de ces femmes sauve bien un individu ou l’humanité entière.
Pour moi le féminicide était en effet le sujet originel du projet… Un opéra-rock ambitieux qui m’a bien surpris de par son ampleur d’abord, avec en prime un groupe que je ne connaissais que de nom ! Un film qui a tout pour devenir culte…