Todd Phillips, 2019 (États-Unis)
« BUT HO, HO, HO! WHO’S GOT THE LAST LAUGH NOW? »
Les éboueurs font grève à Gotham. Les fous-rires, si fous-rires il y a, sont liés à une lésion sociale. Arthur Fleck vit dans la poisse. Habillé en clown pour le travail, « Happy », comme le surnomme sa maman alitée, rêve d’une carrière d’humoriste, mais creuse sa névrose. Sans père, ses traits se figent. Le rictus brouille les expressions. De sa gorge ouverte un râle sourd cherche à sortir, un rire comme une crise d’asthme ou, de joie, une suffocation. Joaquin Phoenix, toujours excellent interprète, quoique un peu plus encore sur la performance, donne chair et voix au personnage. Sa silhouette est rachitique et ses omoplates saillantes. Selon que le comique soit meurtri ou l’humour blessé, il compose une hilarité plurielle. Cependant Arthur Fleck par Phillips et Phoenix n’est pas non plus tout à fait un personnage apparu ex nihilo. Todd Phillips en a fait aussi un mélange savant de personnages scorsesiens : le vétéran fêlé Travis Bickle et le comique raté Rupert Pupkin (dans Taxi Driver, 1976, et dans La valse des pantins, 1982-voir l’article Allocine de Vincent Formica, 11 oct. 2019). Comme eux, Arthur perd lentement tout repère. Il dispose de cadres sociaux au début du récit, mais il les voit progressivement éclater. La municipalité coupe les crédits. Les services sociaux ferment. La possibilité qu’avait Arthur de se confier à une tierce personne disparaît. Sans aide et totalement en détresse, le rigolard finit par faire lui-même voler ses derniers cadres en éclats… à commencer par sa mère à l’hôpital. Tout au long du film, on voit Fleck, le dos voûté, monter péniblement des escaliers interminables, mais ce n’est jamais pour signifier son ascension sociale. Dans ces plans d’ensemble, on le suit toujours de dos, figure perdue au milieu des marches. Alors que Joker, lui, n’a plus le même poids sur les épaules quand il descend ces mêmes escaliers… en dansant (la multiplication des plans rappelant ses propres fêlures). Finalement, pour mieux apprécier la vie, Arthur cède au Joker et fait un choix : le mal par la vengeance.
Avec un coût de 55 millions de dollars environ, ce qui est très peu pour un film DC ou Marvel, Joker en a rapporté plus d’un milliard à travers le monde. Dans un contexte général de crise et de montée des populismes, Joker est rapidement devenu un petit phénomène de société. Le film a fait réagir au point que chacun a voulu le placer sous sa grille de lecture, lui trouvant des affinités, au moins aux États-Unis et en France, avec les mouvements contestataires aux régimes en place, ou bien tout à l’inverse avec la politique de Trump et les forces conservatrices. Le film est selon les points de vue révolutionnaire, anti-capitaliste, pro-Gilets jaunes ou… fasciste. La confusion est telle que Joker rappelle les difficultés d’interprétation qu’avait pu poser Dark knight rises de Christopher Nolan (2012).
En ne prêtant attention qu’à l’histoire, il faut bien constater que l’insurrection des gens modestes dépasse complètement Arthur Fleck ; et cela même s’il en est indirectement à l’origine, puisque les manifestations et les révoltes sont d’abord des réactions aux propos de Thomas Wayne, puissant homme, entrepreneur et politique. Le Joker devient, sans le vouloir, le symbole d’un soulèvement populaire contre Wayne et les riches. Ce qu’il fait n’a rien de politique. Il est atteint de démence et se venge. Arthur a le prénom d’un roi mais, avant que son visage ne devienne un nouveau Guy Fawkes, il reste un bouffon. D’ailleurs, dans l’avant-dernière scène, alors que Todd Phillips laisse une fin plutôt ouverte, le Joker est tiré d’un véhicule accidenté et acclamé. Mais il me paraîtrait plus logique de l’imaginer utilisé comme un pantin par les insurgés, plutôt que de le voir devenir un chef auquel on ne croirait pas. En effet, le vilain n’a rien de l’agent du chaos qu’a incarné Heath Ledger dans The Dark knight (Nolan, 2008), ni même du criminel cartoonesque et amateur d’art qu’a pu être Jack Nicholson dans Batman (Burton, 1989). Arthur Fleck par Phillips et Phoenix n’est pas stratège, bien qu’il puisse préméditer ses assassinats, il n’est qu’une victime qui a déraillé. Il participe à la décadence du système mais son chaos reste intérieur.
Rien de clairement politique donc, mais quelques éléments dans l’air du temps. L’assassinat de trois traders. Une fracture sociale insoutenable. Une personne à plaindre érigée en figure tutélaire. La douce agonie de l’État providence dans une période décrite qui ressemble davantage à celle des Trente Piteuses qu’aux années 2010 (les rues de Gotham ramènent assez à celles de New York du cinéma des années 1970-1980, à mille lieux des néons de Las Vegas dans la série des Hangover du même Todd Phillips). Sur ce point, on note aussi le parallèle souhaité par le réalisateur avec les années 1930, la décennie de crise qui a vu naître les super-héros. Plusieurs images font le lien : Fred Astaire que regarde Arthur sur son poste de télévision (un extrait de L’entreprenant Monsieur Petrov de Mark Sandrich, 1937), Charlie Chaplin projeté sur grand écran et vu par toute la grande bourgeoisie de Gotham lors d’une rétrospetive (Les temps modernes, 1936). On pourrait aller chercher d’autres détails pour établir un lien entre Joker et les années 1930, ajoutons simplement la typographie utilisée lors du générique du début et ce « The end » calqué sur ceux de la RKO à cette époque (ce qu’a remarqué Aaron Rodríguez Serrano et ce qu’il présente dans une vidéo particulièrement intéressante qui analyse la relation Joker / Fred Astaire).
Un autre thème du film de Todd Phillips pourrait être raccroché à cette velléité politique que les critiques ont cherché à cerner. Si Arthur Fleck veut être reconnu, c’est pour exister, être aimé et notamment être aimé d’un père qu’il n’a jamais connu. Ce pauvre hère veut être considéré par celui chargé de le protéger : successivement par l’animateur de télé qu’il vénère et qui fait ou défait les carrières comiques (Robert De Niro) et par l’homme de pouvoir Thomas Wayne qu’il croit dans un délire être vraiment son père (Brett Cullen). En fait, ces deux personnages sont des figures de père et de patron et, chacun placé sur un trône (de la politique ou du divertissement), ils appartiennent à l’élite de Gotham. Wayne, qui est bien le père de quelqu’un (mais le futur justicier n’a pas droit de cité ici), apparaît comme le dirigeant capable de faire vivre la métropole et ses habitants, ou au contraire de les priver de ressources. Le magnat des finances rappelle ces industriels paternalistes du XIXe siècle et le système de dépendance qu’ils avaient instauré à l’égard de leurs ouvriers. Une soumission acceptée contre un peu d’égard plutôt qu’un mépris affiché. D’un sourire et un peu plus, le Joker condamnera le mépris.
Grimé d’un épais maquillage aux injustices sociales, Joker est un film contrariant. Il insiste sur les situations pathétiques. Il est lourd. Mais il malaxe tellement sa matière qu’il en ressort aussi quelque chose d’inattendu. Todd Phillips fait un film soigné, référencé, et comme son personnage parfaitement embrouillé. Le film est riche et on retient encore ces images et cette idée : une danse dans les toilettes du métro, la chorégraphie est ralentie, une sorte de tai chi dont la décomposition rappelle autant la folie qu’elle assure le vertige. Le Joker vient de naître et si le rire fait partie de son identité, la danse, pour laquelle il ne manque d’ailleurs pas d’équilibre, est un autre moyen d’exister.
Wow, sacrée analyse. Moi j’ai aimé le film, mais je n’y ai pas cherché ce qu’il ne pouvait donner (ou tout du moins ce que certains ont cru y voir, mais quand on a autant d’interprétations possibles, c’est bien que le propos politique / sociétal du film n’est pas très clair) . Je l’ai apprécié néanmoins pour la performance d’acteur de Joaquin Phoenix, l’ambiance sombre et prenante, ainsi que pour sa réalisation, vraiment très soignée. C’est déjà pas mal, pour moi ça suffit à en faire un bon film.
De mon côté, j’ai eu du mal à savoir où me placer avec Joker. Une fois constaté l’impasse politique, le film n’a plus de fond, seulement une histoire racontée lourdement mais rattrapée par d’autres éléments, la danse n’étant pas le moins original.
Pour ce qui est de l’analyse, je dois dire que le film est passé par bien des cribles avant le mien. Je ne cache donc pas m’être appuyé sur ce qui avait pu déjà être dit.
Voilà une approche doublée d’une autopsie passionnantes de ce Joker si controversé. J’en ai une fois encore énormément apprécié la lecture.
J’aime bien cette analyse du loup solitaire, qui inscrit sa démarche criminelle comme un symptôme plutôt qu’une cause, ce qui empêche de faire de lui un leader naturel. A l’heure où le terrorisme de tout bord explose les unes des chaînes d’information en direct, il est bon de s’interroger à travers ce personnage de Comic pas si drôle (car le rire tue parfois).
Reste la forme qui en impose tout de même, sans parler de l’interprétation qui récolta son lot (annoncé) de récompenses.
C’est ça, on est sur une forme. Mais, ce qui est assez navrant finalement, c’est de s’apercevoir que ce personnage, que certains se sont empressés d’afficher comme le symbole d’une lutte collective, n’agit jamais qu’à titre individuel et même pas au nom d’une valeur ou d’une idée. Joker a fait l’objet d’un gros malentendu.