Blackkklansman, J’ai infiltré le Ku Klux Klan

Spike Lee, 2018 (États-Unis)




SCARLETT O’HARA
DANS LES GRIFFES DE LA PANTHÈRE NOIRE


Blackkklansman est un film politique et cool. Malgré toute la sympathie que l’on peut avoir pour ses personnages et notre adhésion aux convictions du réalisateur, c’est aussi malheureusement un film plutôt manqué. Produit par Jason Blum et Jordan Peel (Get out, 2017), Spike Lee adapte le récit que Ron Stallworth a fait de sa propre aventure dans le livre Black Klansman (2014). En 1978, Stallworth, devenu le premier policier afro-américain de la petite ville de Colorado Springs, parvient à infiltrer le Ku Klux Klan. La chose est à peine croyable et rien que l’énoncé est truculent. Spike Lee, même s’il s’en défend, traite l’histoire policière sur le mode de la comédie. Mais à partir de cette intrigue, le réalisateur élabore aussi une petite somme culturelle afro-américaine des années 1950 à 2018, et c’est probablement là ce qu’il y a de plus convaincant dans le film.



Ainsi, Blackkklansman est notamment un film musical : The Temptations, Cornelius Brothers & Sister Rose, James Brown, Prince… Le choix des titres et des interprètes est des plus plaisants à nos oreilles et la scène de danse entre Laura Harrier et John David Washington, si agréable et si groovy, pouvait déborder encore un peu sur le récit que cela ne nous aurait pas gênés. Blackkklansman est également cinéphile. Le film, par exemple, s’ouvre sur le champ de cadavres en uniforme gris extrait d’Autant en emporte le vent (Fleming, Cukor, 1939). Suivent presque aussitôt les images abjectes de Naissance d’une Nation (Griffith, 1915). Ces deux films cités permettent de cerner ce qui constitue les valeurs sudistes et leur ancrage sur le territoire américain. A ces « chefs-d’œuvre » de la culture blanche des États-Unis, viennent s’opposer Coffy, Shaft ou Superfly (dont un remake sortait presque en même temps que Blackkklansman durant l’été 2018). Ces gros succès et d’autres de la Blaxploitation sont évoqués lors d’une conversation pour le moins décontractée entre le flic Ron et l’activiste Patrice ; scène a priori anodine de bavardages et qui pourrait être prise pour la version abrégée d’une scène équivalente dans un Tarantino.



Il y a d’ailleurs plusieurs autres moments très réussis. Le duo de flics John David Washington (le noir) et Adam Driver (le juif) marche particulièrement bien. La drague et l’antagonisme qui se révèle progressivement entre Ron et Patrice sont aussi très bien traités. En terme de mise en scène, le réalisateur impressionne même par de belles idées. C’est le cas lors du meeting étudiant organisé par Patrice en la présence d’un leader Black Panther : pendant tout le discours, des visages sont isolés du public et superbement mis en valeur. De même, à la fin du film, un effet (peut-être une référence à la Blaxploitation) fait glisser Ron et Patrice le long d’un couloir alors qu’ils restent pourtant figés face à une croix qui brûle au loin et qui leur glace le sang. Toute l’introduction du film, pour revenir dessus, est aussi très habile. Les extraits d’Autant en emporte le vent et de Naissance d’une Nation sont diffusés à l’occasion d’un clip de campagne politique. Sur ces images, le Dr. Beauregard (Alec Baldwin) tient face caméra un discours raciste absolument délirant centré sur les noirs mais s’achevant contre toute attente sur le complot juif. Spike Lee nous donne à voir le clip en train de se faire et le Dr. Beauregard bafouille, grimace, mais reprend son texte jusqu’au bout. Spike Lee ne pouvait pas prendre de meilleures précautions d’hygiène : une saine distance entre l’image et le spectateur et la possibilité qui nous est laissée d’en rire ou sourire.



Mais, je l’ai dit, par certains aspects qui n’ont rien de négligeables, le film est à mes yeux raté. Vers le milieu du récit, dans un montage alterné, la projection de Naissance d’une Nation plonge les membres du clan dans un euphorie totale tandis qu’un discours d’Harry Bellafonte qui décrit le lynchage de Jesse Washington suscite auprès de son public une vive émotion. Cette scène centrale toutefois interroge. Il faut savoir d’abord ce qui relève dans ce passage de la fiction et de la réalité. Qui incarne Bellafonte ? Jerome Turner, un personnage de fiction. Par conséquent, l’acteur pour ce qu’il représente compte davantage que le personnage (le dit Turner n’apparaît pas ailleurs dans le film). Que raconte-t-il ? L’histoire d’un noir accusé sans preuve de viol et de meurtre, puis jugé, lynché, pendu et brûlé… L’histoire est ancienne, elle remonte à 1915, et connue*. Mais ce qu’en fait Spike Lee déstabilise. Le discours de Bellafonte est accompagné de photos de la dépouille calcinée, agrandies et brandies autour de l’acteur (néanmoins à distance de la caméra). On comprend l’intention du montage, que la colère d’une communauté n’a d’autre origine que la folie et les excès mêlés d’une autre ; mais la démonstration (puisque cela en est une), bien qu’on ne la rejette pas, interroge la mémoire et la manière de s’y référer. Après l’avoir diverti et avoir plutôt intelligemment traité de politique actuelle avec lui, c’est assez brutalement ramener le spectateur du côté du drame.



Le retour sur les événements de Charlotesville (août 2017) dans la dernière séquence est d’un tout autre registre en revanche. Le montage alterné que l’on vient de décrire est pour le moins cinématographique et même dans une certaine mesure cinéphile (sa maîtrise technique et son évocation de l’histoire du cinéma pour en attester). Les dernières images, le discours de Trump, le discours de David Duke (qui n’est plus à cet endroit incarné par Topher Grace comme il a été durant tout le film), la voiture qui fonce dans le foule de manifestants anti-racistes, le ralenti opéré sur ce plan précis : plus rien de tout cela n’est cinématographique. Spike Lee soudain verse dans un sensationnalisme déplacé (on pense aux films de Mickael Moore) et donne l’impression de perdre toute confiance dans son média. Le spectateur avait fait le lien avec Trump sans qu’il n’ait été besoin de le faire apparaître et de donner à entendre sa bêtise (outre les affiches aperçues de Nixon, Lee place dans la bouche de Topher Grace un America first qui disait déjà tout). C’est comme si de ces images très mal employées, il venait d’effacer tout ce qui précédait et qui d’un point de vue formel avait paru si bien convenir au propos défendu. Avec Blackkklansman on se rend compte que la disparition de la forme au cinéma abîme le fond. Et au final, Scarlett O’Hara entre les pattes de la panthère noire souffre moins que prévu. On se rend aussi compte que Tarantino, n’en déplaise à ses détracteurs, que ce soit avec Django unchained (2012) ou The hateful eight (2015), livre une bien plus efficace et peut-être même plus subtile salve à l’encontre du film de Griffith.






* « The character of Jerome Turner, played in the film by Harry Belafonte, seems to have been invented for the film, but the gruesome murder he describes, the lynching of Jesse Washington in Waco, Texas, is 100 percent real, as are the infamous photos taken by Fred Gildersleeve that are shown in the film. The Birth of a Nation had been released just one year before and may have partially inspired the killing. » Source : Jasmine Sanders, « What’s Fact and What’s Fiction in BlacKkKlansman » sur Slate.com publié en août 2018 (consulté en septembre 2018).

4 commentaires à propos de “Blackkklansman, J’ai infiltré le Ku Klux Klan”

  1. Intéressant comme éclairage, moi j’ai apprécié le film dans son ensemble, même si comme toi j’ai été un peu surpris par la fin. Je crois que Spike Lee a surtout voulu sortir brutalement de la fiction pour ramener le spectateur à la réalité, on peut trouver ça maladroit, mais il n’en demeure pas moins que le procédé est efficace. Spike Lee est un activiste du cinéma, un militant qui veut que ses films portent au-delà de leur média pour atteindre notre conscience politique… et à trop rester dans le domaine de la fiction, de la comédie et de l’humour on risque d’amoindrir le message. Mais effectivement, ça paraît être une sorte de reculade, comme s’il n’était pas tout à fait satisfait du traitement de son propre film.

  2. Spike Lee dans son pamphlet réduit le KKK à un groupe d’imbéciles (les décideurs n’étant pas plus valorisés que les autres membres du clan). Les images de Charlottesville apportent une rupture avec cet humour. Elles rappellent donc que le racisme est encore très virulent aujourd’hui, qu’il peut toujours conduire au crime et que le président américain préférera amoindrir l’événement plutôt que de condamner d’éventuels sympathisants de sa politique. Les dernières images évoquent explicitement le lien entre le président du KKK et Trump.

    Que Spike Lee étire son récit jusqu’en 2018 et qu’il ait besoin de dépasser l’implicite pour dire les choses noir sur blanc (sans chercher le jeu de mot), cela n’a rien de gênant. En revanche, c’est ce choix d’images d’actualité que je n’ai pas accepté. Le montage parallèle décrit plus haut était autrement plus subtil pour établir des liens entre les faits décrits, le contexte, les émotions suscitées et cela sans chercher outre mesure à choquer le spectateur. Ce dernier est bousculé par ce qu’il voit et ce qu’il comprend mais garde une distance raisonnable pour pouvoir penser par lui-même et en tirer une analyse.

    Maintenant, et avec le recul, ce que je cerne un peu mieux, ce sont les intentions de Spike Lee. Il fait peut-être un film qui cherche un peu à convaincre des liens entre le pouvoir politique et certains groupes racistes ou plus généralement ultra conservateurs. Il fait peut-être un film qui pousserait éventuellement à l’engagement (du moins, un film qui participerait au débat aux États-Unis). Mais finalement, il trouve surtout par ce film un moyen d’exprimer sa colère. Et à cette fin, même si je n’en accepte pas mieux la manière, la violence des images serait à la proportion de sa colère.

    Néanmoins, s’il s’agit de traiter du pouvoir des images (la fascination et les réactions lors de la projection de Naissance d’une nation), finir de cette façon par Charlottesville, c’est avoir recours aux mêmes procédés que ceux dénoncés. On en revient donc à la maladresse du réalisateur…

  3. Oui, tu as tout à fait raison et je partage entièrement ton analyse. Il n’empêche que je ne peux pas m’empêcher de trouver que le film reste une réussite. Parce que c’est bien écrit, bien réalisé et bien dirigé. D’ailleurs c’est intéressant de constater qu’un film, malgré ses défauts sur le fond et quelques maladresses sur la forme, peut l’emporter par sa maîtrise stylistique ou narrative. C’était aussi un peu le cas de Drive, qui impressionnait, même si sur le fond on pouvait avoir quelques réserves. On pourrait trouver des tas d’autres exemples, notamment chez Soderbergh, qui nous a donné quelques films largement en dessous de ses capacités, mais rien à faire, même ratés ses films transpirent toujours le talent et la sincérité. Je crois que c’est aussi pour ça qu’on aime le cinéma de Spike Lee, parce qu’en dépit de ses maladresses on le sent sincère et que son talent est évident. Donc on pardonne les menus défauts. Enfin, c’est mon cas tout du moins. Mais je m’éloigne un peu de ta réflexion initiale (mais bon, on peut pas débattre sur ce point parce que je suis d’accord avec toi).

  4. J’ai aussi pris du plaisir, l’ouverture du film par exemple, et les acteurs aux côtés desquels on a envie de se ranger sont particulièrement excellents.

    Par ailleurs, le film me permet également de réfléchir à mon propre rapport aux images et aux recours dans une fiction comme celle-ci aux archives récentes. Ceci dit, la question art et propagande me paraît pour le moins complexe…

    Et le film me donne aussi envie de voir ou revoir les autres films de Spike Lee sur la cause noire. Je n’ai qu’un vague souvenir de Malcom X (1992) et apparemment il est nécessaire que je trouve Do the right thing (1989) que beaucoup citent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*