Quentin Tarantino, 2015 (États-Unis)
OÙ
NOUS CHERCHONS BIEN MODESTEMENT
A DÉMONTRER QUE LA DIMENSION POLITIQUE
CONFÉRÉE PAR TARANTINO DEPUIS SON SIXIÈME FILM
A SON PROPRE PROGRAMME FILMOGRAPHIQUE
EST LOIN D’AVOIR ÉTÉ ABANDONNÉE
DANS SON HUITIÈME
Il n’y a pas de non-dits dans les dialogues des Huit salopards. Chaque réplique épuise son lot d’arguments. On ne trouve pas d’entente commune, tacite, conclue sur l’évidence d’idées partiellement énoncées. Rien n’est sous-entendu, tout est dit. Chaque histoire suspendue est racontée et menée à son terme. Chaque réflexion est partagée et toutes les hypothèses formulées. Chaque décision est prise après l’énumération exhaustive et attentive des actions possibles et de leurs alternatives. Tarantino laisse parler ses personnages et ces derniers s’expriment d’ailleurs, comme dans Django unchained, avec des accents et des intonations variés et dans tous les registres de langue, dans un argot fécond et pour le moins rustique ou, à l’inverse, avec style et préciosité quoique toute… malhonnête. Une nouvelle fois, la parole est une arme, et d’autant plus efficace lorsqu’elle est chargée de mensonges et de perfidie, ce que démontre sans peine n’importe lequel des salopards qui la prend. Il n’y a pas de non-dits et pourtant le propos même de Tarantino, un peu brouillé par le blizzard et le tonnerre, ne paraît pas si évident à entendre. Toutefois, après la justice de cinéphile rendue contre les bourreaux nazis et contre d’abominables négriers dans ses précédents films, respectivement le sixième (Inglourious basterds, 2009) et le septième (Django unchained, 2012), on devine bien, en raison du contexte et de plusieurs éléments éparpillés mais tout à fait essentiels, des considérations qui se rapportent à la fabrication de l’État moderne et à la place du Noir dans la société américaine. Les huit salopards un film politique ? Assurément.
Une diligence au loin fuit la tempête glacée qui va dévorante et rugissante. A son bord, Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh). La tête de cette coquette au cœur tendre est mise à prix 10000 dollars, et c’est John Ruth (magnifique Kurt Russell) qui lui a passé les menottes et qui compte bien empocher la prime. Mais qui diable est Daisy Domergue ? Le fruit de tous les problèmes à venir, une redoutable boîte de Pandore. Tout au long du film, Daisy Domergue, c’est la convoitise incarnée, autant que la suspicion qu’elle attise et l’esprit de vengeance qu’elle nourrit. En somme, un condensé de tout ce que les Sudistes ont pu éprouver après la bataille d’Appomattox et la reddition qui a suivi. Car, tandis que Django se déroulait quelque temps avant la guerre de Sécession, Tarantino choisit de placer Les huit salopards quelques années après. Or « the Civil War », qui avait d’abord pour but de restaurer l’Union puis qui avait fini par faire de l’abolition de l’esclavage le principal enjeu du conflit, a été une longue guerre fratricide ainsi que la plus meurtrière que les Américains aient connues. En ravageant ses campagnes et en épuisant ses villes, elle a laissé les États sécessionnistes exsangues et les populations du Sud dans une profonde amertume. Le blizzard, c’est cette guerre qui toujours menace. Et la diligence ne le précède pas, elle est vomit par lui… Daisy Domergue (Convoitise, Suspicion, Vengeance) à son bord.
Durant la première séquence, la Stagecoach s’arrête plus ou moins contrainte pour laisser entrer deux autres voyageurs, deux gueules de chanceux autant que de conteurs qui à leur manière tiennent compagnie à Ruth et à sa prisonnière. Le major Marquis Warren est noir, jadis esclave, ayant endossé la tunique bleue et qui, probablement tant pour vivre de son art de la gâchette que pour entretenir sa haine à l’égard de ceux qui le préféraient inférieur et soumis, s’est converti en chasseur de prime (Samuel L. Jackson). Chris Mannix, lui, n’est pas une figure moins originale, ancien soldat confédéré, fripouille repentie, soi-disant sur le point de recevoir l’étoile sur le revers de son gilet car nouveau shérif de Red Rock (détail biographique qui laisse incrédules et hilares ceux aux oreilles de qui le nom de Mannix et le récit de ses frasques sont parvenus). Un aparté ici sur l’acteur qui l’incarne : Walton Goggins qui trouve un rôle associant parfaitement le profil de deux de ses précédents personnages, à savoir le répugnant homme de main de l’esclavagiste Calvin Candie dans Django et le lâche qui trahit son camp et finit par être favorable au XIIIe amendement dans le Lincoln de Spielberg (2012). Tarantino ne pouvait pas mieux choisir et enrichit bien habilement son Mannix des rôles passés de celui qui le joue. Le noir et l’ancien confédéré, ces deux personnages ne sauraient pas être plus antagonistes. Et pourtant, deux personnages réunis par Tarantino dans sa parabole sur la réconciliation et la possible reconstruction après 1865.
La mercerie de Minnie perdue dans le Wyoming, c’est la possible unité nationale retrouvée. Vétérans confédérés et anciens unionistes s’y retrouvent à cause du blizzard qui les empêchent d’aller plus loin. Mais tant que la semeuse de trouble y traîne ses guêtres, toute réconciliation demeure impossible… Excepté le cocher de la diligence qui ne compte pas parmi les huit du titre, ainsi que les propriétaires noirs du gîte en question (macchabées plongés dans un puits avant que les huit ne soient réunis), les deux chasseurs de prime, Daisy la prisonnière et le pseudo-futur shérif vont devoir partager les lieux et le café avec d’autres hôtes totalement louches : un cowboy qui s’en va retrouver sa maman et rédacteur de ses propres mémoires (Michael Madsen), Oswaldo Mobray qui se présente comme le nouveau bourreau de Red Rock (Tim Roth que l’on n’avait pas revu chez Tarantino depuis Pulp fiction en 1994), un Mexicain du nom de Bob (Demian Bichir) et le vieux général Smithers (Bruce Dern qui jamais ne bougera de son fauteuil et qui, par un regard caméra insistant, trouble les premiers plans où il apparaît ; faut-il y voir de la détresse chez ce vieux sudiste ou bien est-ce un de ces défauts tant appréciés par le réalisateur ?). Au moment voulu, le frère de Daisy fera également une entrée détonante (Channing Tatum) et, alors que les flots de sang auront commencé à se déverser, l’irruption de Jody viendra compliquer les calculs du spectateur : huit ou neuf salopards ? Qui faut-il exclure du compte ? Ruth, qui paraît le moins retord de tous et le plus honnête ? Ou le général, salopard de raciste, mais victime d’une coterie de criminels ? Car parmi tous, une bande de comploteurs veut la libération de Daisy et justifie tout à fait par conséquent les accès de paranoïa de ce vieil ours de Ruth.
Ainsi donc, dans la mercerie de Minnie, malgré l’abri que le lieu procure contre le blizzard, il n’y a ni sécurité (comment ne pas douter de tous et de tout le monde ?), ni autorité (le shérif ne l’est pas encore, les chasseurs de primes sont démunis ou assassinés et le bourreau comme les autres très suspect), ni justice (malgré la définition donnée par le sieur Mobray et la distinction faite entre une justice sauvage et une justice civilisée… l’une et l’autre conduisant de toute manière à la mort). Dans la mercerie de Minnie, en outre, aucune règle n’est plus respectée (comme se découvrir la tête à l’intérieur ou ne jamais laisser entrer un Mexicain). La bicoque n’a alors plus rien du gentil commerce et du tranquille foyer qu’elle était, elle est devenue un lieu de chaos. Cependant nous avons parlé plus haut de considérations se rapportant à la fabrication de l’État moderne et quand Tarantino filme en Ultra Panavision 70mm ce beau manteau de neige qui recouvre les paysages alentours, il filme en quelque sorte la table rase sur laquelle sera rebâtie la société américaine, Nord et Sud réunis.
Reprenons la parabole. Daisy, la jolie pâquerette, est bien la furie qui après le conflit empêche la réconciliation de se faire. Quand le major alors en piteux état et Mannix décident depuis leur lit commun (!) de son exécution, on est en droit de croire que l’Union est véritablement restaurée. La lecture de la lettre signée par le président Lincoln à Warren et que ce dernier garde en trésor dans la poche intérieure de son manteau constitue une preuve dans la mise en scène de ce renouveau possible (« We still have a long way to go, but hand in hand… I know we’ll get there… »). Ce pli a suscité maints commentaires durant tout le film mais, ce qui lui donne une plus grande valeur, le spectateur n’en prend connaissance que dans la dernière scène. De plus, même le lecteur qui nous le fait entendre a son importance, c’est l’ancien confédéré qui le réclame au major et le lit avec estime. Il n’est pas difficile de voir là soulignée la réconciliation des frères ennemis. Tarantino opte à cet endroit pour une légère plongée depuis le corps de Daisy pendu à une corde au-dessus du lit plein de sang. Il laisse l’horreur partout dans le plan, en amorce et en plein cadre : rien de glorieux dans ce qui vient d’avoir lieu. Comme dans le très beau True grit des frères Coen (2011), la construction de l’État moderne ne laisse pas indemne : quand dans la discorde elle ne tue pas par centaines de milliers, elle blesse, elle ampute, elle émascule.
Si la réconciliation a été longue, la guerre de Sécession est généralement considérée comme une seconde naissance pour les États-Unis. Tarantino rappelle que l’accouchement s’est fait dans la douleur et dans un bain de sang. Mais il dit aussi que cette construction s’est faite grâce à des salopards et que l’Union a été réalisée dans le mensonge (ce que ne dément pas le Lincoln de Spielberg). Contrairement à Django, les héros ici n’en sont donc pas. Ils sont troubles et profondément humains. Un peu à l’image de ce Christ dont on scrute longtemps les traits en introduction, que l’on revoit de dos quand il s’agit de présenter un autre point de vue au récit (le flash-back et l’arrivée du clan Domergue dans la mercerie) et sur lequel se clôt le film. Un Christ qui rappelle ceux de la fin du Moyen Age, dont le visage exprime la souffrance, dont le corps est décharné ; on pense aux crucifixi dolorosi, un cadavre sur sa croix. Ce Christ qui ouvre et ferme le récit sacralise d’une part l’histoire qui nous est racontée (il s’agit bien d’un pan de l’Histoire américaine) et entretient d’autre part un mystère, non plus celui autour du poison versé dans le café ni celui du guet-apens à déjouer, mais un mystère supérieur auquel répond le genre fantastique qui irrigue le film en profondeur (Les huit salopards doit beaucoup à The thing de Carpenter, 1982 ; ambiance, éléments de scénario, extraits inexploités d’une bande originale signée Morricone et même Kurt Russell).
Quentin Tarantino nous semble donc aller plus loin avec la matière politique que dans ses précédents films. Il dépasse le stade vengeur et pourtant grandiose d’Inglourious et de Django. Il impose une vision plus sombre de l’Histoire des États-Unis mais puissante et capable de souffler comme un blizzard ce spectre griffithien revenu hanté le réalisateur.
Rien ne t’échappe : Tarantino monte à la tribune avec 8 salopards pour garde du corps. Comme tu le dis très bien en exergue, chacun soutient son point de vue, argumente jusqu’à la lie en bon parlêtre lacanien qui se respecte. Au personnage incarné par Walton Goggins dont tu soulignes le double lignage (Lincoln et Django unchained) on pourrait ajouter celui du suprématiste blanc devenu mystique repenti dans la formidable série (très appréciée de Tarantino d’ailleurs) Justified tirée des romans d’Elmore Leonard. Mais pour en revenir aux multiples faits de langage, tu as bien raison de souligner son caractère volatile, baratin pavé de bonnes intentions qui ne sert qu’à différer l’inéluctable. Telle est la leçon que la bouffonnerie tarantinienne veut infliger à ce public parfois réfractaire à l’entendre. Sans doute amer de voir son pays en pleine dérive morale, en passe de devenir la proie du démon, tribun populiste à postiche mais qui pourrait prendre l’aspect d’un objet de « Daysir ». C’est donc un vent mauvais qui souffle sur l’Amérique, illustré par Tarantino à la manière d’un señor météo. blizzard, blizzard, moi j’ai dit blizzard ?
Quelle belle défense de ce film, maltraité par pas mal de spectateurs. Pour moi, un film vraiment riche que j’ai fini par adorer au fil des jours qui ont suivi ma projection. Je trouve même ma critique incomplète pour défendre ce film qui possède énormément de qualités et je comprends de plus en plus la démarche du 70 mm, tout comme je justifie de plus en plus les « bavardages » et la longueur en général. Il s’agit pour moi du film le plus sombre et le plus mâture de Tarantino. Sur le moment, je ne savais pas où le classer dans sa filmo mais presque un mois après l’avoir vu, je pense qu’il fait vraiment partie de mes préférés. Une réussite sur tous les points, un portrait riche sur l’Amérique raciste et plus généralement un excellent film sur l’art du mensonge et de la rhétorique, le tout porté par un excellent casting (big up à Jennifer Jason Leigh et Walton Goggins).
Magnifique article, superbe analyse… Et tout à fait d’accord 😉
« Dans la douleur et dans un bain de sang », oui… reste à savoir si le film accouche de quelque chose sinon de son autodestruction… Tarantino décrit la fin d’un monde, mais ne nous laisse pas beaucoup de perspectives sur lesquelles rêver… Mais peut-être que le bouillon de culture américaine est assez savoureux, effectivement, pour se passer de prospective !