Arnaud Desplechin, 2008 (France)
Arnaud Desplechin y lie, comme dans l’Antiquité, théâtre et divin. Comme dans un texte sacré, il semble y semer une multitude de symboles. Toutefois, Un conte de Noël, quel que soit le labyrinthe dans lequel il nous entraîne ou la possible allégorie qu’il renferme, offre un récit complexe et touchant où les relations entre personnages de même sang en constituent toute la substance. Entre fin et possible renouveau, une famille, éclatée géographiquement et sentimentalement, dont les membres sont tous jouets du destin, se retrouve à Noël avec leurs conflits, leur tendresse et leur anxiété autour de la maladie mortelle de la mère.
DES RACINES DU MAL
Dès les premières images, la photo noir et blanc d’un petit garçon précède le plan d’un enterrement. Joseph, le premier des enfants de Junon (Catherine Deneuve) et d’Abel Vuillard (Jean-Paul Roussillon), est mort à sept ans d’une maladie génétique grave. Devant sa tombe, Abel déclare : « Mon fils est devenu mon fondateur. Mon fils a fait de moi son fils et j’en éprouve une joie immense ». Puis, originalement, un petit théâtre d’ombres chinoises reprend l’histoire de la famille Vuillard. La maladie de Joseph nécessite une greffe de moelle osseuse, sa sœur Elisabeth n’est pas compatible. Le couple conçoit un troisième enfant dans l’espoir de sauver le premier. Henri naît mais ne peut lui porter secours. Même Ivan (Melvil Poupaud), le quatrième enfant à naître, ne referme pas tout à fait la plaie ouverte par la perte du premier-né. Joseph en terre vient ainsi non seulement constituer les racines des douloureuses relations à venir mais aussi en quelque sorte déterminer le sort de la famille entière. Elisabeth (Anne Consigny) explique à son psychanalyste qu’elle ne parvient pas à faire le deuil d’une personne qu’elle a si peu connue. Est-ce là la véritable raison pour laquelle elle ne peut supporter Henri (Mathieu Amalric), « inutile » pour son frère aîné, et qu’elle bannit suite à une affaire d’argent ? Le temps a passé et c’est au tour de Junon d’avoir besoin d’une greffe pour continuer à vivre… Le commencement de ce « conte » fait un peu penser à Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau (1998), notamment parce que chaque membre de la famille, avec son conjoint et ses enfants, poussé par une situation extraordinaire, est amené à retrouver ses parents et, ici, à faire le trajet en train jusqu’à Roubaix où ils résident.
DE CONTES ET DE LÉGENDES
Mathieu Amalric, qui multiplie les rôles de fêlés (Actrices de Valéria Bruni Tedeschi, 2007), incarne un perturbateur diabolisé, pire encore, couvert de bleus, excentrique et porté sur la boisson, il est semblable à Héphaïstos. Paul Dédalus (!), le fils d’Elisabeth, qui a eu des soucis d’ordre psychiatrique, est aussi appelé Thésée dans un jeu d’enfant. Tout deux sont susceptibles de donner un peu de leur moelle osseuse à Junon, la déesse mère, dont la maladie, si la greffe ne prend pas, peut se transformer en un monstre tout aussi terrible, la chimère… Arnaud Desplechin ne se contente pas d’un conte, il fournit là les éléments d’une relecture mythologique moderne. Un conte de Noël est une intrication quasi ésotérique, peut-être totalement factice, de mythes, de références religieuses (que signifie le parallèle entre Moïse dans les Dix commandements conduisant le peuple hébreu à travers la mer Rouge fendue et Henri, saoul, qui se lève brusquement pour escalader la façade de la maison ?) et philosophiques (citation nietzschéenne), voire mathématiques (l’improbable calcul, sur tableau noir, d’une possibilité de vivre).
DE LA THÉÂTRALITÉ
Ce qu’il y a de théâtral dans ce film réside tout d’abord dans le texte. Les dialogues souvent cyniques (dans la bouche de Junon, Henri, Elisabeth) ou piquants, sont assez truculents par leur caractère très littéraire. Ensuite, le scénario lui-même puise dans les tragédies grecques (Sophocle, Euripide ?), ne serait-ce que parce qu’il est ancré dans le cercle familial ou bien par les correspondances qu’il tente avec le divin, aussi pour la notion de fatum récurrente (personne n’est maître de son destin ; amour, maladie, décès, le sort en est jeté, jusqu’au pile ou face dont le résultat reste caché comme si la pièce n’était jamais retombée). Enfin dans la forme, Arnaud Desplechin fait référence au théâtre dans de nombreuses scènes : les ombres chinoises, la représentation donnée par les enfants, une maquette de la maison familiale perçue comme un décor, les cinq masques africains accrochés à un mur (peut-être les trois enfants vivants, le frère mort et le cousin adopté) qui évoquent les masques portés par les acteurs antiques. Au-delà du théâtre, la Grèce antique apparaît de temps en temps par le truchement d’un bouquin lu par un personnage ou à travers le croquis d’une colonne corinthienne fait au bic sur une table de café.
DE CINÉMA
Sur le plan technique, les procédés sont multiples : plans et cadrages très variés, écran coupé en deux lors d’un dialogue plutôt qu’un simple champ-contrechamp, insertions et citations de films anciens (les Dix commandements de Cecil B. DeMille, 1955, Drôle de frimousse de Stanley Donen, 1957), découpage du métrage en chapitres qui donnent des indications de temps et de lieux ou annoncent le sujet à venir (« L’aînée », « Le revenant », « Allégresse »…)… Arnaud Desplechin enrichit encore sa réalisation par des procédés empruntés à la Nouvelle Vague (lettre lue non pas en voix off par l’auteur comme cela devient récurrent, mais face caméra, l’objectif se rapprochant au fur et à mesure de la lecture ; plus loin un personnage prend à partie le spectateur pour lui apporter toujours face caméra quelques précisions). Il en ressort quelques scènes magnifiques : Paul (Emile Berling) debout au milieu du salon observé par un loup sorti de nulle part et dans le fond, diffusé sur le téléviseur, Songe d’une nuit d’été (William Dieterle, 1935) accentue l’onirisme du moment ; Sylvia (Chiara Mastroianni) qui se déshabille, caressée par Simon (Laurent Capelluto) sur un prélude (?) enjoué au clavecin ; la rixe dans la cuisine qui oppose Henri à Claude (Hippolyte Girardot) sur fond d’une entraînante musique écossaise (associée un peu plus tôt à Henri qui, dans une scène décalée, tombe raide comme un bâton, le nez le premier sur la chaussée). La musique est aussi très présente et son emploi extraordinaire. Chaque morceau est là pour signaler ou souligner une ambiance qui n’apparaît pas forcément à travers les seules images et qui parfois les contredit : tragédie (orchestre symphonique à grand renfort de cuivres), tension (cordes), joie ou intimité familiale (jazz comme Mingus), fêtes (musique folklorique, électronique)…
Par sa construction sophistiquée, par ses acteurs fabuleux, par la pleine humanité de son récit, ce conte étrange et intriguant s’inscrit assurément comme une œuvre majeure tant dans la filmographie d’Arnaud Desplechin que dans le cinéma français de ces dernières années.
Article paru sur Kinok en janvier 2009.