Alfred Hitchcock, 1963 (États-Unis)
En août 1962, au jardin des plantes de Paris, avec l’air de flâner devant les oiseaux en cage, Hitchcock présente son nouveau film : c’est l’histoire d’une vengeance des oiseaux de toutes espèces contre l’homme. Ils ont été déplumés, mangés ou enfermés et fondent à présent sur leur agresseur par nuées. Hitchcock n’en dit pas plus. Pourtant, le métrage est loin de s’y résumer. Le maître reprend un motif qui ne lui était pas inconnu (les oiseaux, par exemple dans Sabotage, 1936), en fait le réceptacle d’interprétations excitantes et crée l’angoisse par une mise en scène pure.
« Tu as l’air de vouloir attirer les hommes » [1]
La légèreté du début du film est loin de laisser penser à l’apocalypse qui ensuite se déchaîne. Mélanie Daniels (Tippi Heddren) se fait siffler par un jeune garçon. Elle se retourne, sourit et déjà nous grise de plaisir. Le réalisateur apparaît là, avec deux petits fox-terriers (dans un film sur des oiseaux…). Sur la route ensoleillée de Bodega Bay, deux inséparables en voiture se penchent dans le sens des virages. Si les inséparables servent de prétexte au déplacement de Mélanie, le point de départ est celui d’un mensonge (dans l’oisellerie). La belle blonde fait donc la première une entorse à la morale et l’argument nourrit l’interprétation biblique [2]. De plus, la riche héritière (son père est le propriétaire d’un grand journal) est précédée d’une réputation sulfureuse (épisode de la baignade dans une fontaine romaine en tenue d’Ève). Voilà, la blondeur de Tippi Hedren définitivement écartée du symbole de pureté.
L’ORIGINE DU MAL…
De même, sous l’apparence du film catastrophe (puisqu’on a fait de lui un terminus post quem du genre), la réalisation traite de relations humaines : le rapport amoureux entre Mélanie et Mitch (Rod Taylor [3]), la crainte d’une mère de voir son fils au bras d’une femme, la catastrophe de le voir partir et l’abandonner. Quoique le sens à donner aux comportements des oiseaux puisse nous échapper, ils semblent être la projection concrète des sentiments ou de leurs conséquences sur l’équilibre social. Sans qu’Hitchcock n’en retienne aucune, plusieurs explications sont malgré tout envisagées. L’amatrice d’ornithologie est incrédule et après l’attaque de la ville, elle est disqualifiée d’un plan subjectif (montrée seule, de dos, n’osant pas se retourner et soutenir le regard des autres). L’ivrogne est changé en prophète millénariste, mais son état et sa déclamation ne sont pas conciliables pour que le bougre ne tombe pas en discrédit. Une mère de famille désigne aussi Mélanie comme l’origine du mal (« You’re evil »). Elle se fait gifler ; l’acte fait l’effet d’un désaveu. Ces derniers arguments, millénarisme et origine féminine du mal, marquent un nouveau renvoie à la Bible.
… UN SENTIMENT QUE L’ON NE CONTRÔLE PAS
Lors de la rencontre entre Mélanie et Mitch, un canari s’échappe et vole affolé dans le magasin. Métaphore d’un sentiment que l’on ne contrôle pas, l’oiseau seul et inoffensif matérialise le trouble naissant [4]. Ici, Hitchcock commence à l’échelle de la séquence et du film ce qu’il applique ensuite à l’échelle du plan et de la scène (dans la célèbre scène du portique aux corbeaux derrière Tippi Hedren), à savoir une progression vers l’effroi que la quantité accentue. Le nombre grandissant des oiseaux et les premières attaques sont directement liés au couple qui se forme. C’est pourquoi des manifestations menaçantes suivent chaque rapprochement amoureux : au premier après-midi, la blessure infligée par une mouette, au premier crépuscule, des myriades d’étourneaux sur les fils électriques, à la première confidence dans un cadre édénique [2], une attaque de mouettes nombreuses, au deuxième soir, l’intrusion agressive de moineaux dans la maison (c’est bien dans le foyer que la personne accueillie par la famille devient dangereuse).
LA PEUR DE L’ABANDON
Les moineaux chassés, Lydia, la mère (Jessica Tandy), voit son abandon proche [5]. Hitchcock développe alors les craintes de ce personnage [6]. Le lendemain matin, alors que Mélanie se maquille dans sa chambre, Lydia sort voir quelqu’un à l’extérieur. La compagne du fils est chez elle à présent. A l’opposé, la belle-mère pourrait déjà ne plus faire partie du foyer. Le rôle de mère perdu, la société ne lui laisserait pas d’autre place que celle accordée au cimetière. C’est donc à la mort que Lydia est immédiatement confrontée : les orbites noires d’un cadavre au bout du couloir (silence magistral de la scène). De retour terrorisée (fonce-t-elle en voiture sur Mélanie comme la mouette auparavant ?), elle écarte les responsables de son malheur et part s’isoler. Lydia paraît provoquer l’attaque suivante des oiseaux, celle de l’école où elle envoie Mélanie. Dans le dernier plan, la famille élargie et tant bien que mal réunie quitte les lieux envahis par les oiseaux. Est-ce à dire que, par une série de compromis (l’agression du grenier ne laisse pas Mélanie indemne) et en dépit de la tension qui persiste, un nouvel équilibre a été possible ? L’absence du mot « Fin » laisse supposer la précarité de la situation.
POLYSÉMIE
Ces interprétations ne sont pas nouvelles et d’autres préféreront évoquer le chaos qui à tout moment peut s’installer, ou bien la place de la femme qui, à chaque fois rattrapée, se voit toujours privée de liberté (Hedren en cage en de nombreux endroits et surtout dans la voiture à la fin) [7]. Avec des éléments vus ailleurs (les oiseaux, la blonde et la brune, les escaliers…), Hitchcock fabrique non seulement un film fait d’expériences formelles inédites (travail sur les sons supervisé par Bernard Herrmann, effets spéciaux originaux) mais aussi une œuvre qui, même revue, étonne par sa complexité et sa capacité à bousculer nos précédentes représentations.
[1] De la mère à la fille (Louise Latham à Tippi Hedren) dans Pas de printemps pour Marnie (1964).
[2] Alain Bergala voit dans l’image répétée du couple sur la colline (Soupçons, 1941, et Les enchaînés, 1948) Adam et Ève dans le jardin d’Eden. En se retournant, chevelure relevée en chignon, Mélanie offrirait en tentatrice sa nuque à Mitch (sur le site du Ciné-club de Caen, les images choisies pour illustrer l’idée trompent quelque peu, puisque Mitch esquisse un « sourire intéressé » face à Mélanie, et non lorsque celle-ci est de dos). Alain Bergala, « Alfred, Adam et Eve », dans Hitchcock et l’art, p.111-125, Milan, 2000.
[3] Rod Taylor a été le héros de La machine à explorer le temps (George Pall, 1961). Il est aussi le Churchill de Tarantino (Inglourious basterds, 2009).
[4] Le sentiment amoureux est bien au centre du film : Tippi Hedren et Rod Taylor s’embrassent au milieu de la pellicule, à la 59ème minute sur 120.
[5] Mélanie s’occupe de la jeune sœur Cathy (Veronica Cartwright) et Mitch raccompagne le policier qui s’est déplacé. Lydia, la mère , a replacé le portrait de son mari décédé et a ramassé la vaisselle cassée. Elle reste seule dans le cadre (abandonnée) et disparaît dans un fondu au noir (une possible mort).
[6] Ce thème est annoncé dans la discussion que Mélanie tient avec l’ancienne amante (Suzanne Pleshette) : « Donc une femme jalouse, possessive !
– Je ne crois pas. [Lydia] n’a pas tellement peur de perdre Mitch. Mais plutôt d’être abandonnée. »
[7] Camille PAGLIA, The birds, Londres, BFI Pub., 1998 ; Jean DOUCHET, Hitchcock, éd. Cahiers du Cinéma, 1999 ; Robin WOOD, Hitchcock’s films revisited, Columbia University Press, 2002. Voir aussi le critique et historien du cinéma Tim Dirks sur filmsite.org.
Les photogrammes du film.
Un des très grands Hitchcock – donc un immense film, cela va de soi.
Il faut remarquer la troublante ressemblance (même physique très fin ; d’oiseau…) entre la mère de Mitch et Melanie.
Un point sur le couple chez Hitchcock (l’œuvre de référence à ce niveau étant Fenêtre sur cour) : la femme veut toujours épouser l’homme et le phagocyte ; une fois que le mariage a eu lieu, l’homme veut toujours tuer la femme et nie son existence : cela s’exprime dans une réplique de Fenêtre sur cour (de l’infirmière de James Stewart qui parle de Raymond Burr et de sa femme): « Elle lui parlait toujours, il ne répondait jamais ». On retrouve ce schéma dans de très nombreuses œuvres d’Hitchcock – même s’il peut le rendre infiniment plus complexe notamment dans Vertigo, son grand film sur l’amour. Ici, Mélanie est prête à tout pour épouser Mitch.
PS : Rod Taylor – acteur assez moyen – est également à l’affiche d’un chef d’œuvre d’Antonioni, Zabriskie point sur lequel j’avais ouvert ma série « Fantasmes et amours perdus » (qui se concluait en revenant sur Vertigo).
PS 2 : Dans la bibliographie, le Hitchcock de Douchet avec un long article sur Les oiseaux.
Un remake est toujours dans les plans hollywoodiens, avec Naomi Watts, George Clooney, de Dennis Iliadis et produit par… Michael Bay.
NON ! Mais tu as de ces nouvelles pour me réveiller…
Le remake de La dernière maison sur la gauche par Dennis Iliadis m’avait beaucoup plu. Après, refaire du Hitchcock c’est plus risqué.
Ceci dit, le Psycho de Gus van Sant est très intéressant.
Mais la présence de Michael Bay dans le projet des nouveaux Oiseaux m’inquiète au plus haut point.
Bonsoir Ornelune, j’ai envie de revoir le film (pas vu depuis longtemps) depuis que j’ai lu le roman de Louis-Stéphane Ulysse: Harold, sorte de « making-of » du film. Je sais que dès que je vois un corbeau (à Paris, il y en a beaucoup), je pense au film. Bonne soirée.
Je trouve l’idée extra (elle est d’Eric Vernay de SoFilm). Autre collision géniale à l’échelle d’un fondu enchaîné.
Mulholland Drive (A. Hitchcock, 1963)