Jia Zhang-Ke, 2004 (Chine)
DES CORPS EN MÉTAPHORE
The world est une création sur la danse où, paradoxalement, la danse est peu présente. Le film est un ballet en lui-même, une chorégraphie autour des relations amoureuses et de la difficulté de vivre. Tao vit à Pékin avec son petit ami Teisheng. Elle travaille pour une compagnie de danse qui se produit dans un site touristique très fréquenté, au milieu de miniatures des plus grandes merveilles du monde. Ce monde, Tao le connaît trop bien ; elle en est prisonnière.
Tao questionne, Tao crie, Tao s’énerve, Tao hurle. Vêtue d’une somptueuse tenue de scène, elle traverse les loges à grandes enjambées. Son talon la fait souffrir, elle entre en piste dans quelques minutes et n’a pas de pansement. Qui pourra l’aider ? La scène d’ouverture résume à elle seule les lignes directrices de ce film. La danse, le sexe et les coups portés sont les trois thèmes qui permettent à Jia Zhang-Ke, le réalisateur, de traiter du rapport à la chair.
DANSE DES CORPS
Les corps sont réifiés. Les mains entrelacées apparaissent régulièrement, allégories de scènes d’amour, jamais montrées. Les corps sont en tension : la grâce et l’élégance obligent les danseuses à tenir de délicats ports de tête. La minceur des actrices est celle des plus grandes ballerines aux silhouettes longilignes et très menues. Le dos nervuré d’Anna, fidèle amie de Tao, est un paysage d’os saillants. Tao elle-même n’est que souffrance. Son talon écorché la fait boiter, mais elle n’en parle pas. Elle se tient le dos. La danse domine les esprits. Elle permet de réaliser ce qu’on n’imaginerait pas faire. Ainsi, lors d’une représentation, Tao porte une robe de mariée tandis que sa relation avec Teisheng est des plus tumultueuses.
DANSE DANS LE FILM
Si les scènes de danse sont finalement rares dans l’œuvre, cette danse en reste le motif principal. Lorsqu’elle s’égosille pour un pansement, Tao illustre la répétition et l’épuisement qui caractérisent l’effort physique. Refaire encore et encore jusqu’à tutoyer la perfection, dans une inlassable minutie, jusqu’à l’essoufflement. Ballet de disputes, entre Niu et Wei, un couple de danseurs. Leitmotiv des hauts-parleurs qui déversent quotidiennement un même flot d’informations touristiques.
DANSE DE L’ÊTRE
La danse requiert une concentration maximale, obligeant ses pratiquants à « laisser leurs soucis au vestiaire ». Dans The world, ces problèmes sont la prostitution, ou, pour Tao, de s’offrir sexuellement à son compagnon Teisheng. L’héroïne semble accepter sa condition, mais c’est une illusion : sa mine enjouée et son sourire sont ceux demandés aux danseurs. Le spectateur l’ignore tandis que grandit en Tao la fureur d’une vie et d’un amour insatisfaits. La danse s’érige alors en art de la dissimulation. La mort seule sera l’unique état que Tao ne pourra pas feindre.
DANSE DU FILM
De façon surprenante, The world comprend des séquences en dessin animé, symbolisant la poésie inspirée par la danse. Présente en creux, la danse imprègne la structure du film : les différents fils narratifs introduits par des cartons découpent le long métrage en plusieurs actes de ballet. Même un chantier semble prendre l’aspect d’une scène de danse. Et soudain, tout s’accélère : plusieurs protagonistes disparaissent, des faits troublants se succèdent… La musique s’intensifie et rappelle des airs de ballets célèbres comme Le lac des cygnes.
Tout mènera Tao et Teisheng à la tragédie finale. On songe au chef-d’œuvre qu’est Black Swan, du réalisateur américain Darren Aronofsky (2010). D’ailleurs Teisheng n’est-t-il pas le cygne noir, l’oiseau de mauvais augure, qui fonce droit sur Tao ? L’ultime phrase du film « tout ne fait que commencer » renvoie au cycle originel et à l’intemporalité des œuvres dansées. Jia Zhang-Ke suggère que l’histoire d’amour et la chorégraphie pourront se trouver de nouveaux interprètes, afin de se perpétuer.
F3C, 34e édition
Et The World comme métaphore de la mondialisation ? Je suis un peu surpris de trouver une critique qui n’évoque pas même ce thème. Le film est un peu lointain pour moi, mais la représentation d’un parc offrant en apparence la féérie mièvre du monde en condensé, mais qui en réalité ne renferme que la souffrance de ses employés (employés mondialisés, d’ailleurs, avec les scènes entre Russes et Chinois qui ne parviennent pas à se comprendre) renvoie avant tout à une critique de la mondialisation. Et cette diatribe est particulièrement brave en ce moment d’euphorie face à l’expansion économique fulgurante de la Chine.
Un détail aussi : pour ma part, entre Black swan et The World, le chef d’oeuvre vient plutôt de Chine!
La métaphore est évidente, c’est vrai, et il est étonnant que le terme de mondialisation n’apparaisse pas dans l’article d’Emilie. Elle montre aussi quelque chose qui m’avait échappé et qui sert tout autant la critique de Jia Zhang-Ke : le rythme imposé par le spectacle, par les attractions du parc de loisirs, le stress et l’épuisement des corps. Ainsi, la Chine, par ses aspirations mondiales, malmène sa population de travailleurs. Devant la scène, les touristes, eux, regardent.