Johnny Ma, 2019 (Chine)
Dix ans après 24 City de Jia Zhang-Ke (2009), qui prenait aussi Chengdu pour théâtre, les grues poursuivent inlassablement leur manège. Les pelleteuses font table-rase des lotissements anciens et prolongent l’hyperurbanisation chinoise sans se soucier du patrimoine de la ville ni des vies qui autour d’elles s’agitent et s’inquiètent. A Chengdu, la mégapole la plus peuplée du Sichouan (de 4 millions en 2007, elle atteint aujourd’hui plus de 11 millions d’habitants), c’est un autre quartier que les griffes des pelles mécaniques détruisent et enterrent. Entre deux bâtiments tombés, le petit théâtre de Zhao Li ravit toujours les petits vieux des alentours. Le problème c’est que ces derniers ne suffisent plus à faire vivre la troupe et que l’art traditionnel de l’opéra chinois, avec ses mythes, ses musiques et ses costumes, n’attire plus autant de monde que par le passé. La question de la modernisation des spectacles est donc un enjeu important d’autant que plusieurs membres de la troupe, craignant l’impasse dans laquelle ils ont l’impression de s’enfermer, aspirent de plus en plus à gagner leur vie ailleurs, dans des spectacles de masques que Zhao Li considère comme vulgaires ou pire, dans des clubs de nuit à danser et chanter sous le regard de spectateurs avides.
Johnny Ma, dont c’est le deuxième long-métrage après Old stone (2016), a l’idée du sujet de son nouveau film en voyant un documentaire chinois sur le quotidien d’une petite troupe d’opéra. Les comédiens, leur mode de vie ainsi que les changements survenus et subis par la troupe touche le réalisateur qui finit par demander à ses membres de jouer pour lui. Vivre et chanter partage ainsi un autre point commun fort avec le 24 City de Jia Zhang-Ke : cet espace filmique entre fiction et documentaire qui rend compte de manière assez troublante d’une réalité qu’il est impossible de saisir dans son ensemble tant les plans de rénovation et de modernisation urbaines, à toutes les échelles, précipitent la transformation forcée du pays.
Le film offre des moments de sublime, notamment lors de la démolition des bâtiments : le ralenti sur ces fracas, les toits qui tombent et les murs qui s’effondrent sur la musique de Bobby McFerrin interprétant l’Ave Maria de Bach. Ces démolitions matérielles font écho à la démolition intérieure de Zhao Li et à celle d’une troupe qui malgré son histoire est en train à son tour de se disloquer (ce que disent les tensions entre Zhao Li et son mari ou celles avec leur nièce Dan Dan). Johnny Ma ajoute une figure magique ou mystique à travers le personnage du gnome, être insaisissable qui apparaît et disparaît, venant narguer Zhao Li ou peut-être la guider. En habits traditionnels, à la démarche étrange, on ne sait tout à fait s’il s’agit d’un fantôme à chasser ou d’une divinité à respecter. Dans la dernière séquence absolument surprenante, il apparaît comme un personnage central à la fois ennemi et esprit protecteur. Il est celui par lequel le film lui-même se transforme progressivement en un véritable opéra chinois. Vivre et chanter touche enfin quand il montre les moments de vie des comédiens : un repas pris ensemble, l’attente partagée d’un public qui ne vient pas, les occupations de chacun pour tuer le temps. Les plans sur les visages, qu’ils soient acteurs ou comédiens et figurants dans leurs propres rôles, sont saisissants.
En montrant ces films à ses collaborateurs, Johnny Ma a voulu que Les herbes flottantes d’Ozu (1959) ainsi que Les chaussons rouges de Powell et Pressburger (1948) soient des sources d’inspiration pour son deuxième long. Mais Johnny Ma, s’il puise dans ces chefs-d’œuvre une certaine idée de l’art, absolu et participant d’une certaine manière au salut des humains, il fait surtout un film retentissant, témoin des mutations spectaculaires de la Chine, sans jamais perdre de vue ces populations hagardes qui en essuient tous les dérèglements.