Arnaud Desplechin, 2014 (France)
D’un cauchemar de l’enfance à la véhémence d’un adulte qui a beaucoup perdu, sa mère très tôt, ses amis, son amour, et qui se défait des derniers oripeaux de sa jeunesse, le film d’Arnaud Desplechin raconte des moments clefs de la vie de Paul, nous entraîne par sa narration claire et simple en apparence (les titres donnés aux différents chapitres pour guider le spectateur, le rythme imposé et toute la séduction exercée par les jeunes acteurs sur nous) et compose pourtant, comme souvent chez ce réalisateur, un réseau de références souterraines (littéraires, dramaturgiques, mythologiques), un labyrinthe complexe, changeant, qui au fur et à mesure qu’il se dessine n’ôte rien au film comme on pourrait le craindre, ne le grève d’aucune érudition pesante, ne ralentit jamais son mouvement qui reste de bout en bout romanesque et d’une grande élégance.
Paul Dédalus qu’interprète une seconde fois Mathieu Amalric (excellent dans ces rôles de déficients et de vacillants) rentre en France après huit ans d’absence. Il quitte le Tadjikistan et se prépare à intégrer un poste au Quai d’Orsay. Des images et des noms refont surface et trois souvenirs lui reviennent à l’esprit. L’un très lointain, « L’Enfance », a tout à l’écran de la projection fantasmagorique : dans un décor hitchcockien, une cage d’escaliers en plongée (un espace mental dans lequel Desplechin travaille les profondeurs comme le recoin de l’âme sur lequel le souvenir refoulé vient s’accrocher), la mère, folle ou malade, fait du mal à ses enfants. Paul n’a qu’une dizaine d’années et se trouve là terrorisé et contraint. Il se fait violence et devient malgré tout le gardien du foyer, le protecteur de sa fratrie. Fort heureusement, repoussé par un couteau vaillamment brandi, le monstre fatigué se recroqueville et bientôt disparaît. Si l’on cite Hitchcock dans ce segment, les séquelles du traumatisme demeurent toutefois indécelables (contrairement à celles par exemple de Constance dans La maison du Dr Edwardes, 1948 ou de Marnie, 1964). Le souvenir ne laisse deviner qu’une blessure secrète et présente surtout le personnage de Paul enfant, fort et fragile à la fois, hargneux et courageux, ce que finalement même adulte il ne cessera jamais d’être.
Le second souvenir un peu plus long s’intitule « Russie » et change complètement de ton et de genre. Paul est adolescent (Quentin Dolmaire, disert et plein de charisme). Le voilà plongé dans une aventure d’espionnage. Lors d’un voyage scolaire à Moscou, il prend un chemin de traverse et vient en aide à des juifs qui cherchent à fuir la Russie soviétique pour Israël. Pure philanthropie, Paul laisse volontiers ses papiers d’identité à un jeune de son âge qui devient par conséquent… un second Paul Dédalus. Desplechin dit que si les deux premiers segments en flash-back ont quelque chose de ses deux premiers films, respectivement La vie des morts (1991) et La sentinelle (1992), le troisième et le plus long souvenir est quant à lui plus directement lié à Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996).
Paul à présent jeune étudiant en anthropologie y rencontre Esther encore lycéenne (Lou Roy-Lecollinet). A Roubaix (où se trouvent la famille de Paul, le lycée Baudelaire, Esther, et ses amis), commence alors une histoire d’amour forte, vite distante (les études de Paul l’obligent à s’éloigner) et aussitôt changée en une relation épistolaire généreuse et passionnée. Jusqu’à ce que le temps et l’éloignement géographique fassent leur œuvre, que les poses et les sourires d’Esther face caméra ne soient plus que des constructions de l’esprit, l’amie lointaine, un beau souvenir terni.
Dans l’un des plus beaux passages, vers le milieu du film, le mur de Berlin tombe. Paul suit l’événement devant un poste de télévision avec ses amis. Eux sont impressionnés et partagent la joie que procure l’événement. Paul est triste. Pénélope l’interroge et il répond qu’il voit dans la destruction du mur la fin de son enfance. A cet endroit, pour expliquer la tristesse de Paul, le spectateur est aussi en droit de voir une résurgence. Celle d’une aventure vécue une poignée d’années plus tôt : le second Dédalus créé, devenu fantôme. Les murs du labyrinthe se déplaçant, là où il y avait jadis une issue se trouve désormais un cul-de-sac. Paul était heureux de rendre service. Il ne le regrette pas mais un fantôme plane désormais au-dessus de son épaule, l’autre Dédalus qui erre quelque part et qui lui a peut-être volé un peu de sa personne (« Un jour j’ai donné mon identité, je ne sais plus si je suis le bon. »). Les époques se mélangent et interfèrent quand Amalric, le Dédalus actuel, la petite cinquantaine, prêt à prendre ses nouvelles fonctions au ministère des Affaires étrangères, est interpellé par André Dussolier magnifique de mystère (« – Et vous, qui êtes-vous ? », un sourire esquissé, « – Je n’ai pas le droit de vous le révéler »). Ce dernier lui révèle sa mort, celle de Paul Dédalus disparu quelque part ailleurs dans le monde. Le mur tombe et Paul commence également une nouvelle histoire. Là où se trouvait un mur, s’ouvre maintenant une voie nouvelle : le début de la relation amoureuse avec Esther. Dans la scène qui suit (peu après le milieu du film), Paul embrasse Esther, la fille en jupe rouge aux grands yeux espiègles, la fille arrogante et fascinante qui capte le regard de tous et crée les files d’attentes. Les amoureux s’aiment et l’enfance est derrière.
Le dédale que l’on parcourt dans Trois souvenirs de ma jeunesse permet d’atteindre à nouveau l’Arcadie, alors que chaque couloir traversé et chaque pièce ouverte laissent aussitôt après devant un vide, un temps écoulé, une présence disparue. Le mouvement est élégant et entraînant (les écrans scindés qui glissent superbement en introduction du troisième souvenir, ailleurs la caméra qui longe lentement les murs historiés de la chambre de l’étudiant et qui de haut en bas trouve ses pieds avant sa tête plongée dans Tristes tropiques), mais le film ouvre progressivement et de façon à peine perceptible sur une profonde mélancolie. La belle disparaît dans le lointain et emporte tout le reste. Hitchcock à nouveau, cette fois avec Vertigo (1958)… Au musée, Paul ne la comparait-il pas déjà à un tableau d’Hubert Robert ? Il n’y voyait que l’étreinte d’un couple minuscule logé dans un angle de la peinture, que la sensualité d’une tâche rouge sur une cape… Or le tableau, Terrasse d’un palais à Rome, montre des ruines, une nature reprenant ses droits et, offert aux regards perdus, un palais déjà inaccessible…
C’est à regret que je ne me suis pas perdu à mon tour dans les souvenirs de Paul Dedalus, moi qui m’étais avec bonheur disputé avec lui (ma vie sexuelle). Éloigné depuis trop longtemps des films de Desplechin, cet article incitatif me montre en terme parfaitement choisis la voie à suivre.
Et moi qui ne connais qu’Un conte de Noël (2008) et Roi et reine (2004)… Et tu es le troisième à m’inciter à voir Comment je me suis disputé !
Beau texte pour ce film magnifique. J’en ai également écrit une critique sur mon blog. Si je puis me permettre, je t’incite également fortement à voir Comment je me suis disputé, ne fut-ce que pour voir les échos qu’il entretient avec Trois souvenir de ma jeunesse.