The Green Fog

Guy Maddin, Evan et Galen Johnson, 2017 (Canada, États-Unis)

« Guy Maddin dissèque, ampute et triture les images qu’il compose. […] L’image est rarement unique dans son œuvre. Sous sa surface en coexistent deux, trois ou quatre autres. » Laura Pardonnet, Guy Maddin, un cinéma hanté, Marest éd., 2018, p.34, 37

UNE ENVOÛTANTE ODEUR DE MORT

Si par malheur Sueurs Froides (Vertigo) réalisé en 1958 venait à disparaître de nos mémoires, The Green Fog pourrait idéalement en constituer la dernière trace.

À partir de pièces éparses, d’extraits variés de films, de téléfilms et de séries de toutes époques (beaucoup des années 1960 et 1970, mais qui remontent parfois à l’avant-guerre ou plus rarement qui empruntent aux années 2000), de scènes pouvant être calquées sur l’original et de plans démultipliés, devant leur table de montage Guy Maddin, Evan et Galen Johnson recomposent le chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock. Les bouts de films coupés (une centaine, séries incluses, tous cités au générique) sont agencés de la sorte que l’on puisse se rappeler Sueurs Froides scène après scène. Les moments clefs sont enchaînés : la course-poursuite dans San Francisco, Ernie’s, le fleuriste Podesta Baldocchi, la visite au cimetière, le musée et le portrait de Carlota Valdes, la tentative de suicide de Madeleine sous le Golden Gate… De même, Scottie et Madeleine n’ont plus les traits de James Stewart et de Kim Novak, mais ceux de différents acteurs, nombreux, qui par leurs déplacements, leurs gestes, leurs expressions rappellent le parcours réel et mental des personnages.

The Green Fog, qui n’est pas qu’une expérimentation ou une simple variation post moderne, est un film spiralaire qui ne cesse de s’enrouler autour de son sujet. L’essai cinéphile de Guy Maddin, Evan et Galen Johnson met ainsi en évidence une double altération. C’est dans un premier temps l’altération du film même d’Hitchcock : Vertigo est copié, approché, décliné. Il ne s’agit ni d’un remake ni d’un fac-similé. Maddin et ses complices refont le film mais les images montées, assez proches du modèle pour le rappeler, restent identifiables (des bouts d’épisodes des Rues de San Francisco, 1972, des plans de L’inspecteur Harry de Don Siegel, 1971, d’autres de Bullitt de Peter Yates, 1968, encore de Sans Soleil de Chris Marker, 1983, ou Basic Instinct de Paul Verhoeven, 1992, et des dizaines d’autres). Leur utilisation pour fabriquer une copie de Vertigo leur donne un caractère de fausseté. On les reconnaît immédiatement pour être autre chose, ce qui crée une distance avec l’œuvre originale (le montage vif et laissé apparent participe à cette même tenue à distance). Tant et si bien que The Green Fog nous plonge dans une des atmosphères les plus étranges que le cinéma ait été jusque-là capable de créer. De surcroît, Maddin crée un paradoxe : The Green Fog procure une sensation de déjà-vu et nous laisse pourtant avec la conviction de découvrir une œuvre extraordinaire, pénétrante et absolument originale. Un trésor dans l’altération.

Dans un second temps, c’est de l’altération de la mémoire du spectateur qu’il s’agit. Dans la brume soufflée par Maddin, on revisite Vertigo et tout se brouille. Mentionnons d’abord les décors réels ou suggérés dans lesquels on se ballade avec les personnages : les lieux peuvent être exactement ceux utilisés par Hitchcock ou n’en être qu’une évocation (les rues de San Franscico, une boutique, un restaurant, une chambre, un parc…). Ils sont traversés et notre imagination leur substitue en continu comme avec tout le reste les souvenirs du film original. L’effet est curieux, comme si Sueurs Froides nous était raconté par un tiers. Notre esprit se réapproprie alors le récit en générant un mélange d’images, distinctes de la source première qui elle en devient plus diffuse.

Evan Johnson : « While we were making it I thought of it as something that was making an argument the way an essay might. Like a thesis and antithesis and a synthesizing of arguments with the shot colliding together, saying something about Vertigo and what it meant and what’s dangerous about it. I wasn’t making totally clear arguments in my head with words. Whatever The Green Fog is saying or arguing is kind of mysterious to me still. » (entretien des réalisateurs par Joshua Encinias, janvier 2018, pour https://thefilmstage.com/)

On se rend alors compte que ces versions de Vertigo, celle de Maddin et celle des mémoires avec lesquelles il joue, ne sont que des versions faussées, incomplètes, abîmées du film d’Hitchcock. Maddin et les Johnson ne cherchent pas à reproduire le film de 1958. Ils savent qu’il est impossible de refaire le chef-d’œuvre. De la même manière nos mémoires sont incapables de se rappeler le film en son entier. Très vite, il n’en restera que des traces, des impressions. The Green Fog dit ainsi toute notre impuissance face à l’œuvre aimée comme Alfred Hitchcock rendait Scottie impuissant face à Madeleine, incapable de la sauver et de la retrouver en dépit de tous ses efforts. Nos amours à jamais insaisissables.

Une autre des fascinantes bizarreries de The Green Fog tient dans ses dialogues. Il n’y a que très peu de mots dits dans le film. La plupart du temps, Maddin empêche les discussions de se tenir. Les personnages se rencontrent bien, par exemple le pseudo Scottie en pleine enquête interroge un commerçant, ou des hommes en costume sont réunis dans un bureau, ou un couple partage le siège arrière d’une voiture, mais les discussions sont vidées de leur contenu. Les interlocuteurs ouvrent la bouche pour dire quelque chose et se répondre, mais rien ne sort. Seulement de petits bruits alors que les plans de coupe hachent le tout et ne laissent plus que des expressions d’individus rendus à nouveau à l’impuissance. Les dialogues disparaissent et en opérant de la sorte les réalisateurs-remonteurs font apparaître des sentiments parfois insoupçonnés qui n’étaient pas dans les œuvres sources, par exemple une force mélancolique chez Chuck Norris ou une surprise confuse chez Rock Hudson, l’un et l’autre durant d’assez longues séquences.

Maddin: … « The television actors got better! Where they may have had a hard time delivering haphazardly-written, cheese-ball dialogue, suddenly became really powerful and erotic when you took their words away.

There’s that sequence with Chuck Norris. When you isolate Chuck Norris without dialogue he has a Bressonian quality. The movie was Eye for an Eye [Dent pour dent de Steve Carver, 1981] and he’s basically grief-stricken. His partner or mentor has been killed at the beginning of the movie. » (https://thefilmstage.com/)

The Green Fog veut retenir la substance de Vertigo, en invoquer l’esprit (ce qui redirigerait nos pas droit vers La Chambre interdite de Guy Maddin et Evan Johnson, 2015, film qui se voulait une émanation fantomatique d’un cinéma perdu ou fantasmé). Cette « brume verte » reprend l’exhalaison magnétique du film d’Hitchcock qui, passent lustres et décennies, s’infiltre de manière imperceptible dans d’autres films et ceux rassemblés ici. Pour comprendre pourquoi le vert, il faut rappeler qu’aux yeux de Scottie, cette couleur est celle de la disparue, de Madeleine qui a manqué de se noyer, de Madeleine la future morte. Dans les tout premiers plans du Maddin, un rideau s’ouvre (à la façon des stores de Fenêtre sur cour d’Hitchcock, 1954, mais avec un mystère aussi épais qu’au club Silencio de Mulholland Drive de David Lynch, 2001). Depuis le ciel, un gigantesque nuage vert vient menacer le littoral ouest des États-Unis et lentement descend sur San Francisco. Puis, l’effluve opaque glisse sur les flots comme on observe dans les cimetières, du moins au cinéma, la brume flotter au-dessus de « la terre grasse et des fleurs fanées » (l’expression est celle de Boileau et Narcejac qui l’utilisent pour parler du parfum de Madeleine dans D’entre les morts, le roman qui inspire Hitchcock pour Vertigo). Puis, au loin, un bateau fend les nappes de brouillard et approche. Vert fétiche, vert fétide, on pense à Dracula précédé d’une envoûtante odeur de mort et prêt à débarquer à Londres (celui de Francis Ford Coppola plus qu’aucun autre, 1992). Un plan suffit à transformer Vertigo en un film-vampire avide d’étendre son empire à tout un pan du cinéma qu’insensiblement il contamine.

Un bouton tourné dès le début, des ingénieurs derrière leur console et des bandes magnétiques qui tournent… En souterrain, The Green Fog, par toutes ces images disséminées d’appareils, de diffusion et de projection, explicite le travail de repérage, de sélection et de montage auquel Guy Maddin, Evan et Galen Johnson se sont adonnés.

Durant la production, les réalisateurs sont eux-mêmes devenus les ingénieurs d’une sorte de Blow out (Brian de Palma, 1981), dans lequel il n’a plus été question de résoudre l’énigme d’un crime politique, mais plutôt de tenter de retrouver à partir d’une matière disparate la mémoire d’un film matriciel. Ainsi, les personnages demandent à revoir les bandes, à revenir en arrière, à les mettre de côté pour preuve, et toutes les fictions découpées et réassemblées par petits bouts sont prises dans les spirales de Saul Bass : un film qui s’ouvre sur un film et nous précipite dans tous les autres.

Guy Maddin tourne le mélange dans le chaudron à images. La substance dessine des cercles du centre vers l’extérieur. Une effluve verte en émane et flotte à la surface. L’esprit de Vertigo s’élève visible et insaisissable. Devant ce film alternatif et l’œuvre altérée, on se souvient à notre tour et on est pris de fascination devant la sublimation de toutes les productions utilisées dont les titres défilent à folle allure à la fin. Comment alors ne pas être enivré par un tel parfum de mort et de vie mêlées ?

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