Miguel Gomes, 2012 (Brésil, Portugal, France, Allemagne)
Dans l’œil du crocodile offert par le mari, Aurora et Gian Luca Ventura tombent amoureux. C’est le lointain souvenir d’un paradis perdu. Bien des années après, Aurora meurt et Gian Luca nous raconte leur histoire.
Miguel Gomes réalise un film magnifique, une trame à la Douglas Sirk, un palimpseste traversé par les époques, où Murnau et les muets sont mêlés à l’âge d’or hollywoodien. Inversant le découpage du Tabou de 1931 (où Murnau faisait se succéder le « Paradis » et le « Paradis perdu »), le réalisateur portugais raconte une histoire en deux parties (il improvise l’essentiel de la deuxième*) où le drame et la romance annoncés avec dérision en préambule finissent par faire irruption après qu’une vieille excentrique meurt sur un lit d’hôpital aux urgences. Alors qu’une production hollywoodienne commencerait très probablement par un acteur grimé en vieillard immédiatement prêt à délivrer son histoire et poursuivrait par conséquent sur toute une aventure en flash-back et en violons, Gomes, lui, nous entraîne d’abord sur un autre terrain, ni pleinement serein ni vraiment trépidant, le quotidien noir et blanc de Pilar, un quotidien qui en dépit de sa tranquillité apparente et de sa simplicité aspire en vérité à une fuite, à un ailleurs, à un exotisme, fût-il celui d’un passé étranger, parce que lointain ou celui d’un autre.
Pilar (Teresa Madruga) vit à Lisbonne. Elle est la voisine bienveillante d’Aurora. Elle est aussi la dame qui manque d’accueillir une étudiante catholique de passage et celle qui se fait draguer par un artiste bedonnant qui s’endort au cinéma. Pilar en fait est plutôt seule. Aurora (Laura Soveral), elle, dépense tout son argent au casino et entend finir sa vie ainsi. Santa, la domestique capverdienne (Isable Cardoso), l’avertit plus d’une fois mais Aurora n’a plus rien pour se divertir que le jeu ; alors elle n’en fait qu’à sa tête, même si sa tête, il semble qu’elle ne l’ait plus tout à fait.
Tout ce quotidien disparaît ensuite, soufflé par un lyrisme rare, capable de tout rompre y compris le tabou derrière lequel plusieurs vies se sont rétractées des années durant. Cette deuxième partie du film naît du désir d’Aurora de revoir son ancien amant (elle meurt pourtant trop tôt et n’emporte avec elle qu’une image passée de Ventura). Cette deuxième partie naît également du désir de Pilar et du spectateur de rêver et de voir le quotidien bousculé par des sentiments exaltés (les lumières qui dansent sur le visage de Pilar assise et transportée dans la salle de cinéma). C’est encore le désir du réalisateur d’évoquer tout un pan du cinéma passé. Cependant, contrairement à de jolis films comme The artist (2011) ou Loin du paradis (2003), Tabou ne se contente pas de la reprise d’une forme (le noir et blanc impeccable du film d’Hazanavicius et sa trame de scénario très classique ; ou l’embrasement des couleurs dans le film de Todd Haynes et le mélo qui s’y love), il en invente une nouvelle à partir de sa mémoire de cinéphile. Comme un assemblage de souvenirs, l’image et le son nous échappent (voix off du vieil homme, dialogues effacés, son d’ambiance, plages de silence…). De plus, de façon aussi naturelle que Le fleuve de Renoir (1947), la fiction vient parfois chercher la forme du documentaire, un rêve où partout des bribes de réels refont surface.
Ainsi, Gian Luca (Henrique Espírito Santo), le conteur d’aventures, reprend dans la deuxième moitié de Tabou toute l’histoire d’Aurora et de leur amour interdit. Malgré le drame, tous les deux sont alors changés en stars de cinéma : interprétés jeunes par Carlotto Cotta et Ana Moreira, ce sont les fantômes de Katharine Hepburn et de Douglas Fairbanks qui d’un coup semblent hanter leurs personnages et toute la pellicule. Dans une scène, lorsqu’un long travelling très souple suit la marche allègre des deux amants à travers les hautes herbes, Gomes, qui apprécie tant Minnelli, nous donne l’impression de revoir Gene Kelly et Cyd Charisse dans les collines de bruyères de Brigadoon (1954). Pourtant, là encore, il n’y a ni musique ni décors peints. Seulement l’élan de ce couple, lui qui la porte un instant pour l’aider à passer et la caméra qui saisit toute la légèreté du moment. Par ailleurs, il est intéressant de noter que Brigadoon n’est rien d’autre que la charmante rêverie d’un citadin aspiré par la tourmente du quotidien new-yorkais. Comme dans Tabou, rêve et réalité se confondent. Cette même scène de Tabou pourrait tout aussi bien précéder le « You are all mine » de L’aurore de Murnau (1927) : les amants sont allongés dans les herbes et le fermier écoute sa maîtresse élaborer un plan pour noyer sa femme. A la fin du travelling, Aurora et Ventura regardent la caméra et l’on craint tout à coup pour leur bonheur.
A citer quelques références, on pourrait également considérer le film de Miguel Gomes comme un anti Hatari !. En profitant des paysages de savanes, Hawks réalisait en effet une comédie familiale où le Blanc prenait encore l’Afrique pour un espace de récréation, source d’excitation et de sensations fortes (le film est tourné en 1962 alors que le Tanganyika qui sert de décor a obtenu son indépendance en 1961). Dans Tabou, le Mozambique (qui n’est pas cité) est un territoire de tensions sourdes, celles qui aboutiront après la séparation du couple Aurora Ventura à un conflit indépendantiste contre le Portugal long de dix ans. Ce rappel de la question coloniale et de la responsabilité du Portugal (et plus largement des Européens) dans les guerres et les troubles engendrés prend alors une toute autre importance et apporte un autre éclairage au drame. Alors qu’un lien se fait avec un élément entendu dans la première partie du film, Santa apprenant à lire avec Robinson Crusoé, la carte postale fantasque et fantastique de la première séquence soudain jaunit. De même, la triste monotonie du Paradis perdu et la passion du Paradis telle qu’elle évolue se répondent et se contaminent l’un l’autre. Les tabous d’Aurora et Ventura étrangement prennent part à ceux d’une métropole qui a tardé plus que d’autres à accorder leur indépendance aux colonies. Et dans son propre film, comme dans Les mille et un nuits qui l’ont touché adolescent, « Chaque histoire contient d’autres histoires, et participe à un incroyable désir de fictions ».**
* Voir le livret qui accompagne le dvd distribué par Shellac et sorti le 5 décembre 2013. Y est notamment présentée la deuxième partie du scénario original (celle dont a fini par se débarrasser le réalisateur) et un extrait du livre d’entretiens de Cyril Neyrat avec Miguel Gomes (Au pied du Mont Tabou. Le cinéma de Miguel Gomes, Editions Independancia, 2012).
** « Le réel fabrique ses fantômes fictionnels », Entretien avec Miguel Gomes par Elise Domenach et Jean-Christophe Ferrari, dans Positif, décembre 2012, n°622, p. 9.