J.J. Abrams, 2011 (États-Unis)
Jeffrey Jacob Abrams privilégie le hors champ. La souffrance de Joe qui a perdu sa mère n’est pas directement visible et lorsque surgit sa manifestation monstrueuse ce sont les personnages qui sont cadrés, leur regard et leur effroi qui importent. C’est là une des très bonnes surprises de Super 8.
La créature n’existe pas sans témoin, fût-ce un technicien de l’électricité qui haut perché échoue à chasser les ténèbres, mais lorsqu’à portée de pattes et de gueule ces témoins deviennent victimes, le réalisateur détourne habilement notre regard (l’enseigne de la station service par exemple). Longtemps le monstre reste donc caché, ou en arrière-plan, et comme pour un choc traumatique, sans en connaître l’origine, ce sont d’abord les dégâts causés que l’on constate. Des voitures écrasées, des bâtiments enfoncés, un trou béant. Justement, cette profondeur où le monstre creuse ses galeries et se tapit est en proportion de la douleur que Joe enfouit et n’exprime pas (seul le pendentif sorti…). De la même façon, J.J. Abrams garde longtemps hors champ le cimetière qui fait face à la maison du garçon. Sa proximité surprend alors que l’histoire entre dans sa partie finale et l’on suppose rétrospectivement le malheureux rappel quotidien que ces tombes ont pu susciter pour Joe et son père. Après avoir traversé le cimetière, confronté le monstre et une dernière fois plongé dans les yeux de la mère (pas de regard extraterrestre vitreux ici, mais du sens), le dénouement s’impose naturellement : en un joli plan, l’enfant lâche son pendentif et laisse monstre et douleur s’envoler.
La créature n’existe pas sans témoin, fût-ce l’œil de la caméra super 8 qui, abandonnée pendant la catastrophe ferroviaire, continue de filmer. Une fois développée, la pellicule est l’élément essentiel qui permet de comprendre le drame qui frappe la ville et de restaurer l’attachement entre le père et son fils. Le cinéma est alors employé comme une fabuleuse machine à relier les êtres, ce que cette insistance sur les regards et les expressions filmés au premier plan ne cesse aussi de nous dire. De même, quand dans un plan fixe et face à nous (ce qui nous inclut pleinement dans la scène), Joe et Alice voient la mère revivre un bref instant sur pellicule et quand la jeune fille émue raconte le rapport entre l’accident et son père, la projection lie les enfants dans un moment très intense. Ailleurs, dans une autre belle scène entre Joel Courtney et Elle Fanning, une séance de maquillage (pour le cinéma) donne l’occasion d’entendre plus fort les palpitations du jeune amoureux : Alice maquillée en zombie pousse l’imitation (l’interprétation) jusqu’à se pencher sur Joe pour le mordre et la valeur du mouvement augmente avec la trace rouge que le cinéaste laisse sur le cou de l’adolescent. Le super 8 des enfants rappelle encore les expériences collectives, fraîches et ludiques de Gondry. On ne se surprendra donc pas à aimer tout autant cette courte réalisation horrifique placée dans le générique de fin comme une cerise sur le gâteau et qui, par son réjouissant amateurisme, semble faire un pied de nez au grand film spectaculaire. Sa diffusion répond d’ailleurs à une attente qui grandit au fur et à mesure que l’on découvre sa fabrication, à tel point que l’on peut se demander si l’heure quarante qui précède n’en est pas simplement une amorce promotionnelle.
L’assemblage final du vaisseau spatial fonctionne comme métaphore du petit film amateur, fait de bric et de broc, bringuebalant et plaisant, ainsi que du long métrage d’Abrams, piquant ici ou là et associé par ses références à plusieurs grands noms du fantastique (Spielberg*, Romero, Corman). Alors que ces derniers temps et malgré sa diversité, la SF s’alourdit de muscle et de ferraille, le vaisseau d’Abrams, lui, perce la 3D environnante de son halo bleu et décolle sans peine. Au-delà, la retombée en enfance de Super 8 ramène la SF à une sensibilité bienvenue car devenue rare pour le genre.
* Si l’affiliation spilbergienne est d’emblée citée par les critiques, tout en la reconnaissant sur les questions d’influence et de technique, Fabien Reyre distingue aussi les deux réalisateurs sur leur rapport à l’émotion, car selon lui Abrams est moins gauche quand il s’agit de la porter à l’écran (Critikat, août 2011).
Une critique fort bien écrite que je partage totalement bien que de mon côté, je retienne plus le travail sur le caractère fugace de l’enfance.
Belle chronique en effet. Je reconnais que Abrams reste un bon réalisateur mais malgré l’ensemble des bons sentiments qui émane de sa réalisation je ne peux m’empêcher de penser que c’est un film de fanboy.
Quant aux enfants je le dis dans ma chronique: leur histoire est belle. Mais finalement pourquoi doit-on aimer le film ? Pour leur relation ? Et ainsi mettre de côté l’intrigue principale ? Cela reviendrait à dire qu’Abrams s’est trompé de sujet et qu’il s’est planté dans la réalisation de son film…
Attirer le public pour un film de science-fiction et finalement offrir une jolie histoire d’amour en faisant passer le E.T. au second plan me parait invraisemblable. D’ailleurs l’histoire du E.T. est mal fagotée et atteint même le ridicule lors du visionnage des expériences menées sur lui (la scène de la télépathie avec le scientifique !!).
Dommage car cela aurait pu être un grand film.
C’était un pari hardi que de vouloir construire tout le film sur ce parallèle que tu relèves bien, lequel lie l’absence du monstre qui ne laisse que des empreintes derrière lui à la mort de la mère. Abrams, dans l’interview qu’il livre dans les Cahiers du cinéma, semble conscient que c’était un pari risqué. Certains, comme toi, parviennent à croire en ce procédé. Moi pas, j’avoue, et je peine à voir autre chose dans Super 8 qu’un assemblage de pièces qui ne veulent pas se joindre les unes aux autres pour former un nouvel objet cinématographique.
On peut s’accorder sur le fait que le meilleur du film, c’est la bande d’enfants et la nostalgie qu’elle éveille en nous ; passons sur le fait que le souvenir de Stand by me (Reiner, 1986) soit très tenace pendant ces beaux moments. Mais, vraiment, pourquoi dépenser tant de millions dans ce lassant et invraisemblable spectacle de déraillement qui rompt le charme de ces premières minutes ? Au trente-huitième wagon faisant la chandelle, on a l’impression que cette scène a été commandée par la fnac pour vendre ses télés HD. Abrams n’hésite pas à consacrer une telle fortune inutilement, alors qu’il a manifestement rechigné à consacrer suffisamment de temps à son scénario, laissant nombre d’incohérences : comment le héros dans les griffes du monstre à la fin du film parvient-il à énoncer si calmement sa leçon de vie plutôt plate (« Sometimes, bad things happen » ou quelque chose dans le genre), alors que deux personnes (le policier, la femme aux bigoudis) viennent d’être dévorées ? Non, je ne me dis pas face à une telle faute « Passons, c’est du spectacle » ; je pense juste que les gens ne savent plus consacrer de temps devant une feuille blanche en amont de ces films au budget colossal – c’était déjà un problème dans Inception.
Plus dérangeant encore, j’apprécie peu de voir l’hommage explicite et insistant au chaperonneur Spielberg apparaître jusque sur l’affiche (son nom bénéficie de caractères tout aussi gros que ceux consacrés au nom du réalisateur), tandis qu’un autre réalisateur, Bong Joon-ho, largement pillé, ne se voit nullement remercié : plus qu’un habile recycleur, Abrams se montre un assez médiocre copieur.
Passe encore pour la créature, dans laquelle un spectateur ayant vu The host (2006) ne peut que reconnaître celle de Bong Joon-ho : même maladresse, même refuge sous-terrain, même façon de se faire un garde-manger humain. Mais c’est dans sa façon de reprendre en le gâchant un peu au passage le procédé le plus caractéristique des films du Coréen qu’Abrams commet une vilenie : à qui appartient, dès Memories of murder, le procédé visant à annuler tout effet émotionnel (pathétique, angoissant) en jetant à l’écran un plan porteur d’une émotion totalement contradictoire ? Chez Abrams, c’est par exemple le plan sur le junkie dans sa voiture qui se remet de son trip avec un air de débile, au beau milieu du final où tout le monde écarquille les yeux et ouvre la bouche dans un halo bleu, pour voir le vaisseau spatial s’envoler, comme porté par une musique violonneuse (le gamin pyromane tient aussi souvent ce rôle de contrepoint, contrariant la bluette entre le couple de très jeunes premiers). Chez Abrams, les émotions laborieusement fabriquées s’annulent par ce procédé mal maîtrisé. Chez Bong Joon-ho, le recours à des personnages de benêts (de Memories of murder à Mother) permet au contraire de ne jamais retomber émotionnellement dans les meilleurs moments de ses œuvres ; tout le passage du gymnase dans The host, ou celui du meurtre du garagiste par la mère dans Mother exprime avec force une critique grotesque des valeurs humaines considérées comme irréductibles (la justice, l’amour filial).
Abrams veut pour sa part tout faire et il ne fait rien en dernier lieu : je ne pense pas que les traces laissées par son monstre s’effaceront assez vite.
Tu n’y crois donc pas. Par conséquent les incohérences que tu relèves (une en exemple ; n’y vois pas là un défis car je ne doute pas que tu puisses en citer d’autres) sont à mes yeux (ceux du croyant !) un argument faible. C’est chercher cohérence et réalisme dans un objet qui veut se détacher de la réalité (« de toute manière c’est pas possible qu’Indiana Jones traverse la Méditerranée à dos de sous-marin »). Plutôt que d’adopter une posture « Passons, c’est du spectacle », je préfère un « Quand bien même, là n’est pas l’essentiel » puisque cela ne nuit pas aux deux grandes qualités du film (sens et sensibilité).
Deuxième argument : l’inutile spectaculaire. Là encore, restant extérieur au film, tu regardes l’objet et n’y vois qu’un produit de consommation. Sur ce point, je ne peux te contredire, sauf nuancer en ajoutant (ce qui fait la différence entre Bay et Spielberg) qu’il ne s’y réduit pas (ne serait-ce que les enfants…).
A propos de Bong Joon-ho, oui pour le monstre (et là je te rejoins sur le manque d’originalité des raconteurs au cinéma où un grand nombre de bestioles créées finissent par se ressembler). Pour le reste je ne suis pas sûr de bien te comprendre : je crois que tu te sers du Coréen pour décrire un lieu commun qui n’a en vérité pas grand chose à voir avec un quelconque emprunt ou pillage (le benêt qui drogué ou alcoolisé attribue à son état l’élément extraordinaire mais bien réel qu’il a sous les yeux ; on doit le trouver chez Spielberg, Disney ou même Chaplin, non ?). Tu as en revanche certainement raison sur la différence de traitement du topos chez les deux réalisateurs (et l’utilises donc, c’est entendu, pour réduire l’Américain).
Je comprends que l’argumentaire négatif déployé veuille contrebalancer mon enthousiasme, mais je suis sûr qu’en insistant un peu et même si, pour toi, Abrams fera assez tôt partie des vendeurs de pop-corn oubliés, tu peux concéder à Super 8 un semblant d’intérêt.
Pour les incohérences, je ne reprocherai pas à Pierce Brosnan / James Bond de sauter à pieds joints dans un précipice pour rattraper un avion en chute libre et s’enfuir à son bord : c’est la règle de ces films, montrer des actions surhumaines. L’exemple que je donne est différent : il montre non de la fantaisie, mais, pour moi, une certaine paresse intellectuelle.
Pour ce procédé sur le mélange des émotions et l’emploi des benêts, ce que je dis sur Bong Joon-ho vient des propos du réalisateur lui-même : je crois que je l’ai vu dans les bonus de The host, et Bong Joon-ho a même fondé un terme pour décrire ce principe. Effectivement, tout héros de dessin animé a depuis deux décennies son comparse simplet. Mais ce n’est pas ça : ce que je désigne, et que j’ai vraiment reconnu dans Super 8, c’est une façon de rendre les spectateurs confus surtout dans les scènes pathétiques, par une action soudain ridicule ou embarrassante. Dans The host, c’est (encore une fois) la scène du gymnase, juste après la pathétique disparition de la petite fille ; les personnages sont en pleurs, puis ils se mettent de manière grotesque à se battre devant toutes les caméras. Il me semble qu’Abrams reprend ce procédé sans l’adresse de Bong Joon-ho ; et il préfère construire toute la promotion de son film sur notre nostalgie des films de Spielberg, sans indiquer qu’il pompe au moins autant Bong Joon-ho (à mon très subjectif avis). C’est cela qui me dérange.
Après, j’ai plutôt passé un bon moment, surtout parmi les enfants avant que l’inutile histoire d’alien, pas très bien mûrie, leur tombe dessus.
Timothée Gérardin (que je cite deux fois en peu de temps ! cf La piel d’Almodovar) a écrit une note intéressante sur le regard des enfants dans True grit, Super-8 et The tree of life (trois films sortis en 2011). Il y parle du deuil par lequel toutes ces histoires débutent, du deuil qui ébranle toutes les certitudes, de l’émerveillement qui en découle et de ce qu’il entend précisément par ce mot.
A ma surprise, j’ai plutôt apprécié, si l’on excepte toute l’intrigue bien naze sur l’alien et l’armée US.
Vu Super 8 ce soir. J’ai beaucoup aimé la première moitié du film, son côté nostalgique et plein de tendresse, ensuite ça m’a passablement gonflé et j’ai décroché du trip quand Abrams a sorti l’artillerie lourde. Le dernier quart d’heure est franchement pénible, le dialogue entre le garçon et la bête est totalement ridicule et la succession de symboles assénés avec la subtilité d’un rhinocéros au pas de charge m’a laissé sans voix. Il a quand même osé la scène du médaillon (accompagné d’une musique bien sirupeuse pour enfoncer le clou, au cas où on n’aurait pas bien compris l’enjeu dramatique ; je déteste de plus en plus ce type de procédé cinématographique) et vas-y que je te prends délicatement la main sur le dernier plan du film (filmé évidemment avec un cadrage en gros plan, bien lourdingue). Abrams c’est pris les pieds dans le tapis alors qu’il était pourtant bien parti.
Cela dit, je comprends que l’on puisse trouver le film attachant car il est émaillé de nombreuses scènes très réussies et il diffuse cette nostalgie si particulière qui nous renvoie directement en enfance. Mais pour moi, la magie n’a pas fonctionné jusqu’au bout.
Merci de me ménager dans tes derniers mots ; d’autant plus, je crois, que je t’avais conseillé le film…
Pour ce qui est de la subtile lourdeur des symboles et des dialogues (oui le médaillon, oui les paroles posées de l’enfant face à l’E.T. incrédule- le même blocage évoqué par Romain-), ils me gêneraient peut-être aussi pris absolument, détachés de l’ensemble, mais la cinéphilie ingénue et décomplexée qu’affiche Abrams au travers des enfants et les autres qualités de Super 8 ne me font pas voir en ces endroits tant de maladresse que cela.
Mais je comprends tout à fait ton point de vue et pour moi cet aspect fonctionne effectivement très bien dans la première moitié du film. J’ai adhéré rapidement à tous les clins d’oeil et références affichés par Abrams dans la composition de son film, certaines scènes sont un pur bonheur, mais à partir d’un moment il faut cesser l’accumulation des clichés (aussi agréables soient-ils), notamment dans les scènes clés. Moi j’aime bien quand un film reste subtil, quand il joue habilement du non-dit et de l’implicite et certaines scènes de Super 8 prouvent qu’Abrams est capable de convaincre dans ce registre. Par exemple la scène du maquillage juste avant le déraillage du train, avec son économie de moyen, son jeu sur le visage des acteurs et sur leurs gestes, c’est absolument réussi, c’est très beau d’une certaine manière et le spectateur a déjà saisi tous les enjeux sans avoir besoin d’explications didactiques. Et il y a des tas d’autres scènes de ce type, alors pourquoi tout à coup Abrams avance avec ses gros sabots et nous inflige des artifices de réalisation dont il est capable de se passer. Encore une fois, pourquoi faut-il que dans une scène dramatique la musique (sirupeuse de préférence) vienne accompagner nécessairement l’image, c’est une facilité rien d’autre.
Alors je comprends bien ton point de vue, c’est un film hommage qui use de clichés, de clins d’oeil pour mieux rendre hommage au cinéma des années 80, mais ce qui cloche pour moi c’est qu’à aucun moment il ne prend de distance, à aucun moment il ne détourne justement l’un de ces clichés pour nous proposer quelque chose de neuf.