Stromboli, terra di Dio

Roberto Rossellini, 1950 (Italie)

Karin épouse Antonio après un rendez-vous devant les barbelés. Elle l’a à peine fréquenté alors qu’il était retenu dans un camp d’anciens soldats, probablement de l’armée fasciste, et qu’elle-même réfugiée lituanienne se trouvait dans un centre pour femmes déplacées. Il lui parle de son île, Stromboli. Elle le suit. Alors forcément, au début, c’est compliqué et d’ailleurs elle ne manque pas de lancer au visage de son bel Antonio qu’une femme de sa classe ne se contentera pas d’un salaire de misère. Antonio s’échine donc à la pêche mais la dame est exigeante et de refaire la déco des vieux murs qui lui sont offerts ne la tient pas bien longtemps.

Dans ce labyrinthe insulaire écrasé par le soleil, il faut bien trouver à s’occuper. Karin commence par faire coudre sa robe chez une qui n’a pas grande réputation. On comprend que le prêtre, en dépit des paroles et des prières, ne peut lui être d’un très grand réconfort. Et quand le gardien du phare vient lui faire les yeux doux (et quels yeux), tout le village se met à jacasser. La jolie épouse passe alors sous les coups du mari soit-disant cocufié et au loin le Stromboli se met à gronder.

Au réalisme des lieux et des activités, au naturalisme de la communauté locale (vieux et gamins du cru), Roberto Rossellini confronte une actrice, Ingrid Bergman (qui sort à peine d’un autre cauchemar sous d’autres tropiques, Les amants du Capricorne pour le compte d’Alfred Hitchcock, 1949). Au néoréalisme, Rossellini jette le feu des mythes que son actrice remodèle de sa seule présence. Ce sont deux scènes qui me font dire cela. La pêche au thon telle qu’elle est filmée pourrait en effet être tirée d’un documentaire (en dépit des limites notables dans ce rapport au réel*), mais pour cette communauté que l’on sait très croyante, il s’agit de la pêche miraculeuse qui à nouveau s’accomplit. Cependant, le visage d’Ingrid Bergman qui assiste à la scène est apposé à plusieurs reprises aux images des pêcheurs qui d’abord tirent le filet puis ramènent de leurs piques les énormes poissons dans leurs barques. Les pêcheurs chantent et crient de joie tandis que l’actrice s’effondre. Or, ce visage décomposé d’Ingrid Bergman s’impose et vide la scène de sa référence biblique pour ne plus laisser voir que le massacre des thons et la cruauté de l’activité (« la camera della morte » comme cette pêche est appelée*). L’actrice agit ainsi sur la fiction et ramène le symbole à elle puisque la cruauté de la pêche n’est plus là que pour rappeler le désespoir de Karin.

Dans une autre scène, Karin se penche pour allumer le foyer de sa cuisine et d’un coup le volcan se réveille. La fuite des habitants et leur repli sur la mer alors que les bombes volcaniques tombent sur le village sont filmés avec réalisme (surtout l’entassement des barques dans l’attente et le froid). Mais il est difficile d’écarter l’association faite par Rossellini entre le feu domestique de Karin et celui brutal du volcan, et cela même si elle-même le subit, comme si son insatisfaction jusque-là contenue avait entraîné par des liens telluriques secrets toute la colère du Stromboli. Comme si Karin avait jeté sur les femmes austères qui lui reprochaient son manque de modestie toutes les braises de la passion qu’elle ne voulait étouffer. De même, la montagne gravie par Karin à la fin fait d’elle un autre personnage mythique, femme qui a traversé toute l’Europe en guerre, femme seule et mortifiée qui dans un paysage d’épaisses fumées et de cendres finit par s’adresser à Dieu, femme désespérée mais prête à renaître.

Éric Rohmer considérait ce film comme une révélation**. Je m’abstiendrai d’aller jusqu’à ce niveau-là de sacré, mais il est certain qu’avec Stromboli Roberto Rossellini fusionne néoréalisme et foi chrétienne (dès l’ouverture qui cite l’Épître de Saint Paul aux Romains). Ce faisant, il transcende l’âpre réalité d’une île méditerranéenne en une fantasmagorie inattendue. Durant l’ascension sur les flancs du Stromboli, les supplications d’Ingrid Bergman et probablement davantage la volonté dont elle témoigne dans ses dernières paroles laissent croire, sinon à une élévation symbolique, au moins à la fin de sa désolation. On vient de découvrir qu’elle est enceinte, qu’elle veut garder son enfant et probablement qu’un vide sera enfin comblé.

* Vincent Sorrel, « La camera della morte : quand Roberto Rossellini et Vittorio De Seta filment la pêche aux thons », dans Itinéraires de Roberto Rossellini, Grenoble, UGA Éditions, 2014.
** Éric Rohmer, « Stromboli » dans Le goût de la beauté, textes réunis et présentés par Jean Narboni, Flammarion, 1989.

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