Akira Kurosawa, 1950 (Japon)
Kyoto, capitale du Japon, à l’époque de Heian*. A l’abri d’une pluie torrentielle, sous la porte des démons (« Rasho-mon »), un bonze et un bûcheron évoquent une histoire criminelle à laquelle ils ont en partie assisté et qui les décontenance. Un roturier prête l’oreille à leur récit mais, lui, ne paraît guère surpris.
Dans une forêt de cryptomères trouée par les rais du soleil, comparable par sa majesté à celle que traverse Siegfried dans les Nibelungen, une femme au visage voilé avance sur un palefroi blanc ; à ses côtés conduisant le cheval, un samouraï, son mari (la caméra suit un long mouvement vertical de la cime des arbres jusqu’aux personnages). Leur démarche est altière, le couple a quelque noble prestance. Non loin, sous les frondaisons, dort Tajomaru, bandit célèbre infatué de lui-même. Lorsque le bandit aperçoit la belle dans sa robe blanche (des harpes rendent presque onirique l’apparition), il n’a plus en tête que de la posséder. Un plan le montre de haut, suspendu derrière des branches mortes, comme une araignée sur sa toile, en train d’espionner la dame près d’une claire rivière. Un peu plus tard le cadavre du samouraï gît dans le fourré… Les différents protagonistes de l’histoire (y compris le mort à travers la bouche d’une sorcière) racontent chacun leur version des événements. Ils parlent devant les autorités que jamais l’on ne voit ou entend. Face caméra, ils parlent au spectateur. Après chaque version (autant de flash-backs), on revient sous le vaste porche de Rasho.
Akira Kurosawa adapte deux nouvelles du début du XXe siècle, Rashomon et Dans le fourré de Ryunosuke Akutagawa**. Il retient de la première le site, l’homme de basse condition et les malheurs du temps (« Les guerres, les séismes, les typhons, le feu, la famine, la peste… Chaque année apporte ses catastrophes ») et de la seconde les événements et la structure des témoignages. Le récit de Kurosawa est sombre. Le vieux porche est délabré (Kyoto elle-même était en piteux état à cette époque nous conte Akutagawa dans son texte) et les trois hommes qui se réfugient dessous participent à sa ruine en cassant des planches pour leur feu. Dans cette affligeante déliquescence, le bâtiment est à l’image des hommes. Les personnages sont tous menteurs et égoïstes : le bandit (Toshiro Mifune) recherche le rapport charnel, le samouraï (Masayuki Mori) pense avant tout à son honneur, la femme (Machiko Kyo) souhaite être l’enjeu pour lequel les deux hommes croiseront le fer, le bûcheron (Takashi Shimura) profite de la dague toute de nacre incrustée… La beauté et la dignité du samouraï et de sa femme sont vite ternies et leurs défauts purulents ne sont pas longtemps cachés. Kurosawa met en scène deux versions du même combat entre le samouraï et Tajomaru. Le premier, idéalisé, est raconté par le bandit. Les adversaires sont plein d’ardeur et luttent avec vaillance. Le second, non plus raconté par un acteur du fait mais par un simple témoin, est plus proche de la vérité. Les deux hommes peureux se battent presque à terre et tiennent leur lame en tremblant. Sous la porte de Rasho, le roturier en rigole. Le bûcheron, qui n’est pourtant pas resté innocent, est atterré par tant de vilenie. Kurosawa ne condamne toutefois pas complètement l’Homme. Soudain, par ses cris, un bébé abandonné se fait entendre. Si par son geste le roturier illustre à son tour l’opprobre humaine (il vole les kimonos de l’enfant), le bûcheron, lui, cherche à corriger ses erreurs et décide d’adopter le bébé. Il permet ainsi au bonze, dont la « foi en l’humanité [avait été] ébranlée », de voir l’Homme un peu meilleur. La pluie cesse enfin et le bûcheron avance vers nous le petit enfant dans les bras.
En obtenant en 1951 le lion d’or au festival de Venise et, aux Etats-Unis, l’Oscar du meilleur film étranger, Akira Kurosawa, grâce à cette œuvre splendide, permet au cinéma japonais d’atteindre un peu plus aisément l’Occident.
* Les sous-titres du film m’annoncent « l’an 750 », alors que le synopsis d’allocine parle du XIe siècle et que celui de l’Imdb du XIIe… Je me réfère donc à la nouvelle d’Akutagawa qui ne précise rien de plus que l’ère de Heian (794-1192).
** Ryunosuke Akutagawa, Rashomon et autres contes, trad. et intr. d’Arimasa Mori, Paris, Nrf, Gallimard/Unesco, 2005.
C’est avec enthousiasme que je découvre le pertinent site dvdclassik sur lequel une analyse de Rashomon est proposée. Christophe Buchet, le commentateur, livre d’intéressantes notes sur la technique de Kurosawa et les nouveautés du film en matière de narration cinématographique.