Otto Rippert, 1919 (Allemagne)
Splendeur d’une décadence initiée lorsqu’une courtisane vénitienne, alanguie sur son palanquin, rompt sans crainte ni scrupule la très sainte procession florentine, au beau milieu de la Piazza della Signoria et sous le nez, qui plus est, du plus haut dignitaire ecclésiastique. N’ayant que faire des foudres de l’Église sur elle abattues, par ses charmes, la voilà qui soumet très bientôt aussi bien le podestat de la commune qu’un gentilhomme à ce dernier préféré. Le magistrat est éconduit ce qui provoque sa colère et sa jalousie, la jeune femme aussitôt arrêtée et torturée, la cité convaincue par le gentilhomme et vite soulevée contre la cruauté des vieux gouvernants. Julia la courtisane (Marga Kierska), prenant pour compagnon (au moins durant un temps) Lorenzo son sauveur (Anders Wikmann), met toute la commune à ses pieds et fait de Florence la ville du plaisir et de la luxure. A ce point que même l’ermite Medardus (Franziskus dans la version allemande, Theodor Becker), si droit et si austère, qui d’abord vient avec la ferme intention de réprimer cette déchéance et de semoncer toute la cité délurée, finit par quitter la robe, assassiner Lorenzo et, aux côtés de la belle, prendre sa place. Toutefois, si l’homme (l’Église, l’État, il popolo…) demeure impuissant devant cette Vénus effrayante (la toile de Botticelli exagérément exposée), la loi de la nature et la loi divine, elles, balaient d’un souffle au septième et dernier chapitre du récit ces folles bacchanales. Ainsi, « dans la remarquable cité de Florence, belle au-dessus de toutes les autres cités d’Italie », un spectre revenu des enfers, un masque morbide avance et la mortifère pestilence sur tous les mortels se déchaîne.
Otto Rippert, qui réalise l’Homonculus en 1916, adapte ici un scénario de Fritz Lang, alors au début de sa carrière, lui-même fortement inspiré par la nouvelle d’Edgar Allan Poe, Le masque de la mort rouge (parue une première fois en 1842). Dans L’écran démoniaque, Lotte Eisner mentionne le Kostümfilme qui est placé sous l’influence directe du théâtre de Max Reinhard et « qui submerge le cinéma allemand de 1919 à 1923-24 » [1]. La peste à Florence (avec Lucrèce Borgia d’Oswald ou Monna Vanna d’Eichberg) fait partie de ces films en costumes qui, « à cause de » Reinhardt, s’emparent de la Renaissance et se servent de la période comme toile de fond. En outre, alors que Julia et Medardus visitent les Enfers (et finissent tout au fond par y trouver leurs propres âmes [2]), dans l’étude de Corinne Vuillaume sur les enfers au cinéma, le film de Rippert n’est pas cité. Cependant, compte tenu de l’inspiration puisée chez Dante et chez Doré pour en représenter les lieux (rivière de damnés, Léviathan…), l’envie est forte de rapprocher La peste à Florence, du moins le segment infernal, de L’Inferno d’Adolfo Padovan (1911), auquel l’auteur consacre quelques pages [3]. Aucun doute en revanche sur la retraite de l’ermite en pleine montagne, car il reproduit en tout point le décor créé par Méliès pour La tentation de saint Antoine (1898). Medardus, comme le saint chez Méliès, voit même une femme (Julia) se substituer au Christ sur la croix. Le reste de l’imagerie présentée par Rippert [4], et c’est la grande réussite du film, copie la peinture du XIXe siècle quand elle-même cherche une inspiration médiévale, la peinture préraphaélite en particulier (les costumes et les intérieurs foisonnants, les poses de Julia…). Plusieurs tableaux sont somptueux et marquants (le palais du podestat, les catacombes…) et, dans ce film rare, c’est ce qui impressionne toujours aujourd’hui.
[1] L. Eisner, L’écran démoniaque, Paris, E. Losfeld, 1965, p. 53.
[2] Alors que, dans la nouvelle, Poe ne dit pas qui le prince Prospero voit réellement quand il croise enfin la Mort Rouge, cette silhouette déambulant au milieu de son orgie (suggérant par là éventuellement le double), Vincent Price, lui, dans l’adaptation de Corman, finit par trouver son propre visage sous le masque (Le masque de la mort rouge, 1964).
[3] C. Vuillaume, Les enfers, une interrogation filmique, Cerf-Corlet, 2013, p. 38-43.
[4] A condition de faire exception des extérieurs, jardins un peu trop classiques et XVIIIe pour s’accorder avec la période décrite.
J’en apprends de belles sur la géhenne de la Renaissance vénitienne. Familier du fléau coloré dans le film de Corman, j’ignorais tout de ce Kostumfilm des temps muets. Voilà qui donne une furieuse envie de descendre jusqu’en enfer pour se faire une idée.
Florentine plutôt que vénitienne, la Renaissance ! Quoique. Du point de vue de Julia, la damoiselle si libre et si frivole, peut-être peut-on considérer le vent nouveau renaissant sur Florence (bien avant le souffle de la peste donc !) comme tout vénitien.
Malheureusement, mon Prince, tu risques d’avoir encore à attendre pour trouver ce film, à moins de t’en aller prospecter dans les fonds de quelque cinémathèque ou de profiter par chance d’un festival qui aura eu la bonne idée de diffuser cette rareté. Toutefois, maintenant que le film est nettoyé et revalorisé, un éditeur (Arte ?) l’ajoutera-t-il bientôt à son catalogue ?
(Et merci de tes visites Princécranoir !)
Mea Culpa, j’ai confondu la Cité des Doges avec celle des Medicis !
Dans le nouvelle de Flaubert, La peste à Florence, il est question de jalousie et du meurtre d’un frère cardinal. On trouve aussi un palais en fête et les ravages de la peste, ainsi qu’une chasse au cerf et un alchimiste au rôle bien secondaire. Le texte date de 1836 et je ne sais pas dans quelle mesure Flaubert a pu inspirer Poe, mais ces motifs communs sont intéressants.