Steven Spielberg, 2017 (États-Unis)
REVENGE MOVIE
La domestique de la maison raccompagne ces messieurs vers une autre pièce. Elle ferme les portes coulissantes du bureau pour laisser sa patronne, Katharine Graham (Meryl Streep), seule au téléphone. Elle, que tout le monde surnomme Kay, a une décision importante à prendre. Le New York Times s’est vu interdire la possibilité de publier de nouvelles révélations sur la guerre du Vietnam basées sur un rapport classé « secret Défense ». Le Washington Post, à la tête duquel Kay Graham se trouve, s’est procuré à son tour une copie du rapport. A la suite du Times, le quotidien de D.C. est par conséquent à présent susceptible de publier et de commenter par extrait le dossier brûlant. A Kay incombe la responsabilité. A l’autre bout du fil, le rédacteur en chef du Post Ben Bradlee (Tom Hanks), des avocats, conseillers et autres haut placés de l’organe, qui tous se divisent sur la question ; d’autant que la très récente entrée en bourse du journal fragilise sa position. S’il arrivait en effet au Washington Post d’être impliqué dans une affaire judiciaire, il pourrait subitement se voir lâcher par ses soutiens financiers.
Bien évidemment dans le film, jamais Steven Spielberg ne perd de vue les Pentagon papers sur lesquels repose l’intrigue. La première séquence les présente et les replace dans leur contexte. Puis, si les 7000 pages du rapport disparaissent vite, elles n’en sont pas moins longtemps commentées et toujours convoitées. En piles éparses sur un lit de motel et dans une semi-obscurité, Spielberg les fait réapparaître à l’exacte moitié du film. Toute la seconde partie de Pentagon papers repose alors sur la possibilité de publication, sur la décision de Kay et ses conséquences. De la même manière, bras de fer entre la Maison Blanche et le quatrième pouvoir, obligation au secret, paranoïa et polémique croissante au sein de la rédaction, jusqu’au gouvernement Nixon ébranlé avant même que n’éclate le scandale du Watergate, Spielberg ne néglige aucun aspect de l’affaire. Cependant, outre l’autopsie minutieuse pratiquée sur cette affaire politico-médiatique, si le film du réalisateur du Pont des espions ou de Lincoln est politique, il l’est aussi par son féminisme.
Revenons à ce plan par lequel nous commencions cet article. La domestique qui ferme les portes coulissantes lance un regard à Kay. Spielberg ne lui accorde qu’une fraction de seconde, mais ce regard est réel. Il est soutenu. Il n’est toutefois pas celui d’une domestique à son employeur. Il est celui d’une femme à une autre femme. Ce regard est même celui d’une femme qui n’a pas droit à la parole du fait de son statut (employée de maison) et se porte sur une autre femme s’apprêtant à prendre une décision lourde de conséquences. Les deux femmes ne sont pas complices, ni n’ont d’affinité particulière (ce qu’aurait pu nous faire comprendre une situation ou un dialogue). L’employée n’a peut-être d’ailleurs aucune idée de ce qui se joue à ce moment-là. Mais tout d’un coup, par ce simple regard de femme, Spielberg crée un lien pour le moins engagé.
Peut-être est-il nécessaire ici de dire qui est Katharine Graham. Kay s’est retrouvée à la tête du Washington Post quand son mari est mort. Elle n’a jamais vraiment exercé ce poste de directrice et s’est jusqu’à présent contentée de suivre les consignes de cette grappe d’hommes qui l’entourent et qui décident. Du reste, Spielberg nous la montre laborieuse, mais très peu sûre d’elle. Elle se fait confisquer la parole en réunion, et déjà seule autour de la table à cause de son sexe, elle est laissée sans moyens, notes et petits papiers inutiles entre les mains. Aussi, quand il lui revient de départager ces messieurs et de trancher (autrement dit si l’on se place sur le plan du symbole « de prendre le pouvoir »), la bonne par son regard lui apporte tout le soutien d’une femme (des femmes ?) qui attend beaucoup d’une si rare position de supériorité sur ces mâles dominants. C’est pourquoi il nous semble que ses yeux lui lancent cet encouragement, « fais-le ». La caméra est placée en plongée dans le plan suivant. Dans le bureau, certainement celui du mari défunt, Kay est pressée, un peu écrasée, c’est l’impression que nous donne l’angle de vue, et certainement à son goût un peu trop bousculée. Néanmoins, au téléphone, Kay donne finalement raison à Ben. Le « oui » est timide. L’autorisation de publication presque décevante. Elle correspond pourtant encore à ce qu’il nous a été donné de voir du personnage. Fragile, voire fébrile. Peu importe à ce stade. Un pas est fait vers cette autre conquête du pouvoir.
Une autre scène assez jubilatoire confirme l’autorité (re)trouvée de Kay Graham. D’autres données sont venues s’ajouter au problème et le risque encouru par le journal si de nouveaux scoops sont publiés pèse désormais plus lourd. On parle de peines de prison et de faillite. La directrice doit donc à nouveau imposer sa décision au milieu de de la très masculine assemblée. La réunion s’improvise dans le salon. Ils sont tous en costume gris. Elle, qui donnait une réception, jure un peu avec cette robe jaune, trop ample, que l’on aurait presque pu prendre pour une chemise de nuit ou de quoi refaire un Woodstock grand bourgeois. Elle est assise, enserrée entre ces autres responsables qui la pressent de plier le genou. Pourtant, la voilà qui se lève, coupe la parole à l’un et à l’autre, expose clairement ses vues comme elle ne l’a jamais fait, et décide de poursuivre la publication sur les mensonges de l’État. Elle a peu à peu avancé face caméra. Les hommes ont été tout déconfits. Et Kay ne porte plus cette drôle de robe dorée, elle est soudain un grand soleil qui a surgi au milieu de l’écran. Une femme triomphante.
Plus loin, quand les directeurs des principaux journaux sortent de la cour suprême et sont assaillis par la foule et les médias pour entendre les réactions au jugement rendu, ce sont les hommes du Times qui font un discours. Spielberg ne s’y intéresse pas. On les laisse au fond de l’image tandis que la caméra opère un travelling qui suit Kay Graham descendre les marches au milieu d’anonymes. Elle est silencieuse et souriante et on remarque alors la foule discrète, en grande majorité féminine.
Alors que l’affaire Weinstein, révélée en octobre 2017 par le New York Times et le New Yorker, n’en finit plus de secouer l’opinion publique, que les dénonciations et les accusations de femmes ayant subi violences et agressions sexuelles se multiplient à Hollywood et débordent largement le seul milieu du cinéma, Steven Spielberg à travers The Post lui en donne un écho indirect. Quoique le film précède l’affaire Weinstein1, le féminisme affiché ne lui est de ce fait pas vraiment étranger2. Toutefois, c’est à une autre actualité que le réalisateur réagit. En effet, Spielberg avait dit l’urgence qu’il y avait à sortir ce film en 2017-2018 (alors même qu’il était en post-production de Ready player one), soit un an environ après l’accession de Trump à la présidence américaine. Car dès le début, The Post a bien été présenté comme un film anti-Trump. Il l’est d’ailleurs à double titre : d’une part, c’est vrai, pour rappeler la bataille remportée dans les années 1970 par la presse dans une affaire politico-médiatique retentissante (alors que Trump rêve aujourd’hui de museler toute une presse qui le gêne), mais d’autre part également pour son féminisme radieux (relire les aimables saillies twittées par le président en personne concernant la gente féminine – on comprendra par conséquent qu’être femme et journaliste lui offre une occasion bénie de doublement se répandre en civilités et que de telles personnes constituent pour lui un véritable « cœur de cible »).
Certes, des Hommes du président de Pakula (1976) au Network de Lumet (la même année), de Zodiac de Fincher (2007) à Spotlight de McCarthy (2015), le cinéma américain a assez régulièrement fait des médias, de leurs libertés et de leur rapport au pouvoir, son sujet premier. Mais jamais ces films (et l’ensemble des thrillers paranoïaques des années 1970) ne se détachent d’une tradition très masculine du genre. Or, les Pentagon papers fait d’une fragile directrice de journal, une femme capable de décider et de s’emparer du pouvoir au nom de toutes. Par ce personnage, Spielberg crée ainsi une sorte de reflet positif au personnage de David Mann, homme qui était faible car il était incapable d’assumer ses erreurs auprès de sa femme et qui, à bord de sa Plymouth rouge et dans un jeu à la mort, se voyait bien contraint de dépasser sa lâcheté (Duel, 1971). Bien que l’on puisse regretter que le film n’ait pas totalement abandonner la question du féminisme à la mise en scène (des lignes de dialogues s’avèrent inutiles et une scène mère-fille est probablement trop appuyée), la réalisation, génialement discrète dans les meilleures scènes, ne manque pas non plus de finesse et d’idées. Le film se finit sur l’étincelle qui enflamme toute l’affaire du Watergate. Il se clôt tout autant sur une période, le début des années 1970, qui est depuis considérée comme un marqueur historique en terme de lutte pour le droit des femmes.
1 En fait, Spielberg avait dès le début de l’année 2017 fait connaître ses intentions de faire un film sur les Pentagon papers. Le tournage a eu lieu durant les mois de juin et juillet 2017 (S. Galloway, « The Post’ : how Spielberg beat a tight deadline to make a timely newspaper drama », dans The Hollywood reporter, 5 déc. 2017). Rien à voir donc avec Weinstein.
2 Pour conforter cette idée, il suffit de voir la complicité entre Frances McDormand et Meryl Streep aux Oscar 2018, après le discours engagé de l’actrice de 3 billboards.
Très bon article, très complet. J’ai un petit souci de mémoire : je confonds probablement les deux scènes-clé dont tu parles, et ne me souviens que de celle où Kay, dans sa « drôle de robe jaune », prend la décision finale. Du coup, je ne me rappelle pas vraiment de moment ou elle « coupe la parole et expose clairement ses vues »; je me souviens surtout de la timidité du « oui ».
En discutant du film avec une spectatrice féminine, je me suis rendu compte que l’espace donné par Spielberg au personnage de Kay, pour être bien réel et important, reste pourtant celui du sentiment et d’une certaine forme de domesticité : tu dis bien d’ailleurs que c’est en robe de chambre qu’elle prend sa décision. Le cinéaste confie à Tom Hanks la réflexion éthique, l’investigation et l’action: Kay n’a plus effectivement qu’à trancher, à donner son avis entre deux réflexions, deux points de vue divergents qui ont été au préalable formulés par des hommes. A ce titre, je suis d’accord pour dire que la scène mère-fille est un poil faible et n’ajoute rien, au contraire, au féminisme du film (ce sont encore deux femmes qui parlent d’un homme). Tout ça pour dire que, si ses intentions sont largement louables, le féminisme du film reste celui d’un vieil homme (la scène entre Tom Hanks et sa femme est à cet égard éloquente). Mais c’est une réserve qui n’enlève rien à sa grande qualité narrative et plastique (quelle efficacité, quelle lisibilité de la mise en scène!) et, tu le dis bien, à sa pertinence.
Les Cahiers du cinéma de février donnent à lire un bon dossier sur le film. Et dans le deuxième article du dossier, « Passer à l’action », Jean-Sébastien Chauvin donnerait presque des réponses à tes remarques.
Ce film ne paraît reposer que sur des dialogues et un contexte et, pourtant, Spielberg le transforme en un véritable film d’action. Il filme les corps, les déplacements, les débats comme des scènes d’action et fait de ce qui pourrait n’être que très banal des moments très rythmés et plein de suspense. Et dans une telle forme, même un simple « oui » fait action. « Les idées, les conceptions, sont ainsi prises dans ces champs de forces où les mots ont un équivalent physique, tangible, si bien que l’évaluation des principes de chacun se fait par le type de mouvement qu’ils engendrent… » J. S. Chauvin s’appuie par exemple sur « ce visage [de Kay] qui fait face, ce regard intense […] filmé là aussi comme une action à part entière par le cinéaste, c’est-à-dire que ce personnage très secondaire participe activement, le temps d’un plan, à la fabrication de l’Histoire ».
Qu’ils soient hommes ou femmes, J-S. Chauvin ne distingue toutefois pas les personnages. D’ailleurs, pour décrire The Post comme un film d’action, il analyse différents moments sans se préoccuper du féminisme de Spielberg.
Mais si Kay est montrée active, à défaut d’être absolument au cœur de l’action, puisqu’elle n’est là « que » pour trancher, peut-être est-ce aussi parce que son personnage n’est pour l’instant qu’au début d’un mouvement (ce qui est faux historiquement, mais plus vrai en 2017-2018), c’est toute la valeur du dernier plan qui nous laisse croire à cette impulsion donnée.
Oui, un film qui se voulait anti-Trump et qui apparait surtout comme féministe dans le sillage de l’affaire Weinstein. Content que tu ais aimé. J’ai quelques réserves (certaines scènes par trop édifiantes vers la fin, entre la mère et la fille, entre Hanks et sa femme), qui n’entament pas le plaisir que l’on prend devant le film (tout est dit par la mise en scène, qui porte le sens du film).
Rhaaa… toujours pas vu mais je ne désespère pas! 🙂
Je relève aussi ceci. A propos de la musique De John Williams pour le film, Benoît Basirico, qui rend compte de ses dernières vibrations au cinéma pour La septième obsession (ici dans le n°15), termine sa note en disant ceci : « On peut simplement regretter que la seule femme de ce monde masculin ne soit pas liée à un motif musical qui la ferait exister au sein de la partition. »
Bel écho à la double charge politique d’un Spielberg à la mise en scène libérée des contraintes du numérique. Il retrouve l’élan des grands anciens, la verve de Pakula, l’énergie de Fuller, la rigueur de Brooks. Emule de Capra, il fait de nouveau de Hanks son Stewart de service. Et à dame Streep, il propose un rôle de poids. Un si beau morceau de cinéma, ça ne se refuse pas.