Apichatpong Weerasethakul, 2010 (Thaïlande)
Deux films, récompensés à Cannes, forts d’un grand succès critique, voire commercial, ont marqué la rentrée 2010 : Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul et Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois. Tous deux partagent un thème très ambitieux à aborder, celui de la spiritualité. Mais quand les moines trappistes du film français luttent contre le monde pour y maintenir le respect de l’esprit (par exemple lorsque les moines entonnent un chant sacré pour couvrir le vacarme d’un hélicoptère qui cerne le monastère), l’oncle Boonmee et les siens n’ont pas à douter puisque le surnaturel cohabite avec la réalité, et que dans ce film les fantômes et les créatures se convient à la table des hommes. Aux crises de foi des moines de l’Atlas s’opposent les relations simples qui lient mortels et créatures dans la ferme thaïlandaise.
Oncle Boonmee…, lors de sa sortie au cinéma, a un peu souffert du précédent Tropical malady (2004), film très exigeant pour le spectateur, très lent, à la structure difficile à déchiffrer. On peut se demander si les journalistes, après avoir vu la dernière Palme d’or, n’ont pas confondu la difficulté à expliquer ce film avec une illusoire difficulté à le regarder. Car Oncle Boonmee… se laisse regarder, avec ses six parties à l’enchaînement cohérent, qui apportent une certaine variété à la narration, à condition de posséder une capacité utile au cinéphile : celle de se laisser fasciner, de s’ouvrir à un univers inconnu face auquel notre logique occidentale trouve ses limites.
Lorsqu’il s’agit de chercher le sens de ces images, nous ne pouvons que nous raccrocher aux bribes de connaissance que nous avons sur des croyances et une sensibilité exotiques ; ces bribes, nous les trouvons notamment dans d’autres films, peut-être très éloignés des références de Weerasethakul. On peut notamment se raccrocher à un créateur traditionaliste qui a pourtant réussi à se faire une place dans la culture pop française : Miyazaki. Les apparitions (homme-singe, poisson-dieu) se bousculent dans les différentes vies de Boonmee comme celles qui pullulent dans Princesse Mononoke ou Le voyage de Chihiro : mais là encore, l’ambiance de crise des traditions propre aux univers de Miyazaki, qui permet une accélération du rythme dans des scènes de combat ou de fuite, ne correspond nullement à la coexistence sereine des hommes et des esprits chez l’oncle Boonmee.
Un repère pour mieux lier les différents moments du film est le motif du passage : passage du jour à la nuit dans la première séquence avec le buffle (une incarnation antérieure de Boonmee ?) ; passage du protagoniste qui se meurt (mené dans une grotte, lieu initiatique par excellence, sa vie le quitte avec l’eau qu’il laisse couler de sa dialyse) ; passage entre monde des hommes et monde de l’au-delà dans cette superbe séquence montrant tous ces êtres conversant autour d’un repas ; passage que se fraie un poisson-dieu dans le sexe offert d’une princesse au cours de la magnifique scène sous la cascade.
Le temps humain, nos petites histoires, gagnent ainsi en relativité puisqu’ils s’inscrivent dans un macrocosme élargi par l’existence du sacré et ne deviennent que des gouttes d’eau dans l’océan des réincarnations. L’Histoire a fortiori, même aussi sanglante que celle de la Thaïlande, voit son importance amoindrie dans ce monde agrandi par la présence sacrée, et Boonmee redoute seulement de connaître une réincarnation malheureuse à cause des taches que son passé de soldat a laissées sur son karma.
Pour revenir aux moines de Xavier Beauvois, ces derniers ont à craindre de voir toute spiritualité s’éteindre, autour d’eux comme en eux-mêmes. Chez Weerasethakul, le point de vue croyant est beaucoup moins dramatique, le monde continuera à produire miracles et apparitions, et les éventuels doutes d’un individu l’indiffèrent. L’attitude la plus sage à adopter est un état contemplatif, une disposition à s’oublier pour laisser le sacré survenir face à nous-mêmes. Cette sorte d’oubli d’un regard critique, d’une séparation par la raison de ce qui est donné à voir, représente aussi pour le spectateur occidental d’Oncle Boonmee le meilleur moyen de voir le charme de ce film pleinement l’envahir.
Dans les entretiens et les dossiers de presse, Weerasethakul livre volontiers des explications sur ses intentions. En repensant au film, il est facile d’éclairer les situations à la lumière de ses arguments.
Il livre donc ses métaphores sur le cinéma, la possibilité d’afficher parallèlement plusieurs réalités, différents temps passés ou présents, non pas à la façon de Nolan (Inception) car, tu le dis, le Thaïlandais se dispense de rythme, mais plus proche de ce que fait Lynch, Mulholland drive, davantage Inland Empire qui efface tout repère et laisse le spectateur dans un état de contemplation, éveillé à moitié, presque dans un rêve.