Alfred Hitchcock, 1943 (États-Unis)
Le mal naît du familier, presque de l’insignifiant : une petite ville côtière de Californie où des Oiseaux viennent se poser (1963), ou à quelques kilomètres, la ville tranquille de Santa Rosa dans laquelle l’oncle Charlie vient se cacher. Charlie tue les riches veuves « fanées, grasses et fières de leurs bijoux ». Afin d’échapper à la police, il traverse le pays et c’est chez l’adorable famille de sa sœur qu’il trouve refuge, sans que quiconque encore ne se doute de rien.
Le train couvre le ciel de sa fumée noire et sur le quai un enfant que l’ombre du mal arrivant avale tout entier.
Charlie a une nièce qui porte le même prénom que lui. Plus tout à fait une adolescente, elle l’adore et lui est très proche. Malheureusement la proximité qui enchante tant la jeune fille au début (« Nous sommes comme des jumeaux »), pèse soudain très lourd quand l’ombre du doute recouvre tout entier son oncle. Les deux Charlie (Teresa Wright et Joseph Cotten) incarnent clairement la dualité sur laquelle le film entier se base : d’un côté différents plans rappellent l’innocence des hommes et l’aménité des lieux (les jeux d’enfants dans la rue, la candeur familiale à l’égard de l’oncle, Santa Rosa, charmante petite ville baignée de soleil), de l’autre Charlie, le mal en personne qui rode et menace. Plus intéressant, Hitchcock fait suivre cette dualité à chaque emboîtement d’échelles tout au long de sa progression narrative. Elle se développe à l’intérieur des frontières du pays (de la Côte Est à la Côte Ouest), dans la ville d’accueil et au sein de cette famille idéale. De même, après toute une série d’échanges et de correspondances, elle transparaît enfin dans l’âme de la victime à qui l’on prêtait pourtant volontiers toutes les vertus.
En complément à la dualité que Truffaut a analysée 1, Rohmer et Chabrol insistaient sur les échanges (matériels ou non) qui transforment les êtres 2. La bague qu’offre l’oncle à sa nièce en est l’exemple parfait : elle est tour à tour un simple présent, l’objet précieux sur lequel le doute se fige (l’interrogation que suscite les initiales gravées sur l’anneau) et la preuve accusatrice. Le dernier échange la concernant et soutenu par le montage est le regard décomposé du meurtrier sur cette bague en gros plan au doigt de sa nièce : à ce moment précis, le bijou devient un artefact protecteur qui écarte l’oncle malfaisant de la jeune fille. Citant les précédents, Deleuze, quant à lui, préfère le terme de « relations » et insiste sur celles qui introduisent chez les personnages ce qu’il appelle « une instabilité essentielle » 3, essentielle à l’évolution psychologique des protagonistes, essentielle au déroulement de l’intrigue. D’ailleurs, la contamination du mal (puisqu’à la fin c’est le personnage de Teresa Wright qui finit par se débarrasser du tueur) trouve un terreau fertile dans la relation si particulière qu’entretiennent les deux Charlie. A la fois fusionnelle et propice à provoquer le malaise des personnages et du spectateur, de différentes façons leur relation dérange 4.
Hitchcock considère L’ombre d’un doute comme un de ses films favoris 5, c’est pourquoi on attache de l’importance, exagérément sans doute, à chacun des plans et en particulier à ceux qui ouvrent le film. Une fois passée la valse des veuves du générique6, un panoramique montre une série de ponts de fer au-dessus d’un cours d’eau et, au loin, un défilé d’automobiles passant d’une rive à l’autre. Après un fondu enchaîné et un raccord mouvement, on découvre un terrain en friche et des carcasses de voitures alors que la ville se déploie à l’arrière-plan 7. Il est difficile de ne pas voir dès ces panoramiques introductifs, la dualité, les échanges et les relations que l’on vient d’évoquer.
D’un mouvement à une absence de mouvement (celui du trafic urbain réduit soudain en un squelette de tôles rouillées), ces deux plans évolutifs nous paraissent en effet mettre en évidence la contamination du mal à venir. Un autre fondu enchaîné nous amène en ville, dans une rue que les enfants en pleine partie de base-ball ont investie. Deux autres fondus enchaînés se rapprochent de la façade d’un immeuble et d’une de ses fenêtres avant que l’on ne pénètre dans la chambre du tueur : cette fois les plans sont cassés, comme si, en proie à quelque force maléfique, l’espace lui-même se distordait. Lorsque la caméra s’en approche, Charlie est couché dans l’obscurité, éveillé. Par son lent mouvement et les relations inquiétantes qu’elle établit (entre les éléments de paysage, entre les plans), l’entrée en matière du film instaure un climat inquiétant que confirment les ombres dansant sur le visage de Charlie.
Dans son livre, Hitchcock au travail, Bill Krohn rassemble aussi des indices qui font de l’oncle Charlie un vampire : lorsqu’il apparaît couché comme dans un cercueil, son refus d’être photographié, l’allusion à Dracula dans les dialogues… Aussi parce qu’on la retrouve dans d’autres films du cinéaste, remarquons la touche expressionniste développée dans la mise en scène et faisant donc ici penser au Nosferatu de Murnau (1922)8. Les inclinaisons de plans participent pleinement à cet expressionnisme. De même, les jeux d’ombres construisent autour du personnage de Joseph Cotten un espace propre et menaçant qui lui appartient, l’accompagne et le représente en son absence. Ainsi, de la même manière que les intérieurs de la demeure dans Soupçons (1941) laissaient croire à l’antre d’une araignée géante qui aurait élu domicile et capturé son hôte, les ombres projetées des barreaux de l’escalier et des fenêtres dans la petite maison familiale recréent l’ambiance idoine pour la tanière du monstre 9. La fumée enfin (locomotive et cigarettes) joue du même expressionnisme et trouble davantage encore l’espace quand le tueur est réellement ou non dans le champ.
Le dénouement semble répondre aux attentes de la morale catholique. L’oncle Charlie est mort, le mal est écarté. Écarté ne signifie pas éliminé puisque, avons-nous dit, le mal a été transmis, la jeune Charlie a tué. L’idée d’une simple opposition dualiste est dépassée. La notion d’échanges signalée par les collègues de Truffaut aux Cahiers et celle de relations sur laquelle préfère arguer le philosophe restituent mieux la complexité du film. Dans la dernière image, il n’y a plus d’ombres. L’église blanche de Santa Rosa se veut rassurante.
1 Dans un article, François Truffaut relevait les rimes du film et la dualité d’une série d’éléments, à la fois dans le scénario, le montage quasi dichotomique et la mise en scène : les personnages (l’oncle et la nièce), les situations (les scènes de table ou de meurtre), les décors (la gare et l’église), les cadrages. F. TRUFFAUT, « Un trousseau de fausses clés », Cahiers du cinéma, n°39, oct. 1954, p. 45-52.
2 E. Rohmer, C. Chabrol, Hitchcock, Paris, Éditions Universitaires, 1957.
3 G. Deleuze, Cinéma 1 : L’image-mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 272-273.
4 Est-ce que cette relation n’était pas dès le début vouée au drame en raison de son caractère tacitement incestueux ?
5 Hitchcock le dit entre autres dans ses entretiens avec Truffaut et cela a été copié un peu partout. Patrick Mc Gilligan revient sur le propos et le nuance dans Alfred Hitchcock, une vie d’ombres et de lumière, Institut lumière, Actes Sud, 2011, p. 430.
6 Ce plan est intéressant car il apparaît à plusieurs reprises et change progressivement de valeur. Au début la valse des veuves est un mystère : pourquoi ce plan ? La deuxième fois en le raccordant à la scène de la bague offerte, Hitchcock introduit le doute : quel lien y a-t-il ? La valse réapparaît une troisième fois après la recherche en bibliothèque et la correspondance établie entre le nom d’une victime et les initiales gravées sur l’anneau ; le doute devient certitude (en trois plans et deux fondus enchaînés la bague, les veuves et Charlie sont associés). La dernière fois, les veuves vengées apparaissent après la mort de Charlie et font le lien avec l’épilogue. Durant tout le film, Hitchcock fait ainsi le parallèle entre les veuves en train de danser et les interrogations du spectateur à l’égard de l’oncle Charlie : qui est-il ? Quel mal a-t-il pu commettre ? C’est un meurtrier, que doit-on craindre de lui ? C’était un meurtrier, doit-on se satisfaire de sa mort ?
7 Il s’agit d’une métropole de la côté Est, Philadelphie dans le scénario mais en réalité les extérieurs ont été tournés à Newark.
8 Outre les décors, il n’est pas difficile de noter au moins deux autres correspondances avec Soupçons : oncle ou mari, le soupçon bien sûr à l’égard d’un homme censé inspiré confiance, mais aussi ces conversations presque anodines sur le crime parfait et ponctuant l’intrigue (tenues par une romancière que joue Auriol Lee dans Soupçons et par le mari et le voisin, Henry Travers et Hume Cronyn, dans L’ombre d’un doute).
9 Joseph A. Valentine, le directeur de la photographie qu’emploie Hitchcock, travaillait sur Le loup-garou de Waggner deux ans plus tôt. De plus, ces décors qui enserrent et étouffent font également penser à La femme au portrait que Lang réalise l’année suivante, en 1944.
Très bonne analyse pour ce film passionnant.
Même si « L’ombre d’un doute » n’apparaît souvent pas dans les listes de classement de la filmographie de Hitchcock, il reste tout de même un Hitchcock très puissant qui rend l’identification avec le héros impossible et qui ne présente véritablement pas de happy end.
Hitchcock n’a t’il pas d’ailleurs dit que « la meilleure place du meurtre se trouve dans la famille »?
Dans le Positif de ce mois-ci (n°744), il y a un assez fascinant article de Jean-Michel Ropars intitulé « 1942 : nazisme et Shoah dans L’ombre d’un doute ». J’ai commencé à lire le texte d’abord assez dubitatif. Notamment parce que la Shoah proprement dite n’existe pas quand le film est tourné. C’est en janvier 1942 que la conférence de Wannsee met en œuvre la « solution finale » à l’échelle de l’Europe et pendant longtemps rien de très clair n’a été su par les Alliés concernant les centres de mise à mort.
Cependant, ce qui est dans dit dans l’article, le film est tourné entre le 31 juillet et le 28 octobre 1942. Or, en à peine plus de 6 mois, l’industrie de la mort des nazis avait largement eu le temps de poursuivre les massacres commis depuis le début de la guerre, cette fois de manière rationalisée et à plus grande cadence.
J.-M. Ropars précise qu’Alfred Hitchcock suivait assidûment l’actualité anglaise puisqu’il lisait même aux États-Unis le Times de Londres. Justement, les premiers témoignages qui ont fuité sur les assassinats de masse des Juifs ont d’abord été transmis et commentés au Royaume-Uni. En 25 juin 1942 notamment, le Daily Telegraph de Londres révèle que « plus de 700000 Juifs polonais ont été exterminés par les Allemands dans le plus grand massacre de tous les temps ». Un peu plus tôt, au printemps, « le premier rapport qui parlait clairement « d’un plan méthodique de meurtre de masse des Juifs » fut transporté de Pologne par des militants socialistes juifs en Angleterre (source : memorialdelashoah.org). Autrement dit, durant le tournage et avant la fin de l’année 1942, les doutes concernant le génocide juif en train de se faire étaient un à un levés.
Rien d’explicite dans L’ombre d’un doute. C’est pourquoi j’aurai quand même du mal à parler de démonstration comme l’auteur de l’article. Mais on peut malgré tout avoir le sentiment qu’Alfred Hitchcock évoque en effet quelque chose du sort des Juifs durant la guerre.
Jean-Michel Ropars rappelle encore la sensibilité d’Hitchcock au sujet (les nazis apparaissent dans sa filmographie en plusieurs endroits, et le réalisateur avait même fait un documentaire intitulé La mémoire des camps). Il signale aussi les « indices » collectés dans L’ombre d’un doute : bien sûr le film traite d’un mal que l’on pourrait qualifier d’absolu, l’oncle Charlie tente de tuer sa nièce en l’enfermant et en l’étouffant avec du gaz, plus secondaire, le thème musical associé au personnage de Joseph Cotten est autrichien…
Tout cela me rappelle l’idée qu’avec La corde, sorti en 1948 (c’est-à-dire après guerre), sur un assassinat, un corps disparu, une conversation mondaine faisant du « meurtre un privilège pour une minorité » et de « la victime un être inférieur » qui ne mérite pas de vivre, autrement dit « la victime parfaite du crime parfait », qu’en voyant La corde, disais-je, il était cette fois bel et bien question de Shoah.
Merci pour ton analyse détaillée. Quel film ! Comme toi, j’avais pris énormément de plaisir la dernière fois que je l’ai vu à examiner ces plans qui semblent contenir tout un monde et évoquer en effet un mal pernicieux et insaisissable. J’ai plus de mal à y voir une évocation de la Shoah en revanche, bien que n’ayant pas lu l’article de Positif que tu cites.