Memories of murder, l’enquête

Stéphane Du Mesnildot

Article et entretien avec l’auteur

« UNE OBSCURITÉ À L’INTÉRIEUR DE L’OBSCURITÉ »

C’est Du Mesnildot l’enquêteur. Pour ses recherches, il amasse un grand nombre de documents (entretiens, dessins, plans…), tous reproduits dans le superbe livre que nous propose les éditions La Rabbia. Mais S. Du Mesnildot ne se contente pas de toutes ces pièces versées au dossier, il les accompagne d’un texte qui s’en nourrit et replace le film de Bong Joon-ho dans une perspective multiple. Un peu comme sur un grand tableau d’enquête où les notes griffonnées et les photos prises sur le vif sont épinglées et reliées, S. Du Mesnildot fait de Memories of murder le centre d’un réseau où l’Histoire, la société coréenne et le cinéma convergent. La démarche n’a rien de superflu, car il s’agit d’éclairer un film qui, de l’aveu du cinéaste, porte sur « une obscurité à l’intérieur de l’obscurité » (p. 47). L’expression a l’allure d’une énigme. Bong Joon-ho l’explique ainsi : pour lui, « L’obscurité de cette affaire est enterrée sous l’obscurité d’une époque ».

Mais revenons au point de départ : une série de meurtres qui ont été commis entre 1986 et 1991. Dix assassinats de femmes qui avaient entre 14 et 71 ans. Une affaire demeurée irrésolue qui a terrifié toute la région de Séoul et en particulier la petite ville de Hwaseong où ont eu lieu tous ces crimes. Le cinéaste, qui avait 17 ans quand le premier meurtre a été commis et qui habitait à une heure et demi à peine de Hwaseong, en a gardé longtemps le souvenir. Dans son livre, Stéphane Du Mesnildot retrace le parcours de Bong Joon-ho et nous explique que, vers le milieu des années 1990, sa mémoire de l’affaire de Hwaseong a été ravivée quand il a vu la pièce de théâtre Come see me de Kim Kwang-rim. A cette époque, alors qu’il n’a réalisé qu’un film (Barking dogs never bite, 2000), le jeune cinéaste doute de son avenir et ne sait s’il a vraiment sa place à Chungmoro, le quartier des studios de cinéma à Séoul. Son travail sur Memories of murder, qu’il a largement le temps de préparer, lui permet de façonner une perle noire, un film dont le succès lui permettra plus facilement de poursuivre.

Plus qu’enquêteur, Du Mesnildot se fait médecin légiste. Le film est en effet analysé sous toutes ses coutures. Constamment mis en relation avec les propos du réalisateur, de nombreux commentaires sont livrés sur une sélection de scènes et suivent le déroulé de l’intrigue. Les anecdotes de tournage ne sont jamais insignifiantes et les partis pris de mise en scène toujours expliqués. Ses commentaires sont aussi illustrés des pages du storyboard crayonné par Bong lui-même. Outre ces éléments d’analyse, deux chapitres attirent plus particulièrement notre attention. Dans le premier (« 1- Souvenirs d’un pays meurtri »), l’auteur nous livre d’importants détails sur la période durant laquelle l’affaire de Hwaseong a tâché de sa poix le quotidien des Coréens de la région. Dans les années 1980 et 1990, la Corée du Sud s’est vu passer d’un régime de dictature à celui de démocratie (quoique toujours aujourd’hui amputée de libertés). Les troubles politiques d’une part, la dépendance du territoire avec les États-Unis et le retard pris dans certains domaines d’autre part, sont mis en parallèle avec la triste et parfois ridicule incapacité des autorités à trouver le (ou les ?) meurtrier. Dans son film, Bong Joon-ho questionne d’ailleurs lui-même cet état de léthargie de la société sud-coréenne… L’autre chapitre (« 5- Généalogie criminelle ») concerne les influences qu’ont pu avoir d’autres films sur Memories of murder. Malgré son caractère totalement original, le film est tellement riche qu’il rappelle d’autres films : l’atmosphère du Silence des agneaux (Demme, 1991), la photo de Seven (Fincher, 1995), l’humour de Frenzy (Hitchcock, 1972), la peur révélée de tout une société comme dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa, et d’autres caractères le rapprochant du cinéma de Chabrol ou de Friedkin.

Stéphane Du Mesnildot explore un film magistral et à travers lui l’identité d’un cinéaste, ses influences et ses intentions. L’énigme policière que le film prend pour sujet est restée entière et tout à fait troublante. L’affaire très « fin de siècle » est passionnante. Le portrait en creux du pays à une période charnière de son histoire l’est tout autant.

Entretien avec Stéphane Du Mesnildot (novembre 2018)

– Quand avez-vous découvert Memories of Murder ?

A sa sortie française en 2004. Le film s’inscrivait dans une grande vague de films de genre coréen : La trace du serpent, Deux sœurs, Memento Mori et bien sûr Old Boy. C’était une période vraiment exaltante pour le cinéma asiatique. On avait découvert les films de Wong Kar-wai et John Woo lors des années 90, les films de J-horror comme Ring et Kairo au début des années 2000, et là c’étaient les Coréens qui arrivaient, avec des cinéastes ultra talentueux, des acteurs incroyables mais aussi une direction artistique d’une grande qualité. Il n’y a qu’à voir l’esthétisme d’un film comme Deux sœurs de Kim Jee-woon, qui surpassait tout le cinéma d’horreur américain de cette époque. Il y avait aussi autre chose qui rendait ces films fascinants : une violence presque sans limite et souvent dérangeante. C’était le cas d’Old Boy, par exemple.

– A sa découverte, quelle impression vous a-t-il fait ?

Le film commençait à avoir une réputation puisqu’il avait remporté le prix du festival policier de Cognac, mais sinon tout était inconnu : le réalisateur, les acteurs, la période de la Corée où le film s’inscrivait. Pourtant, la réflexion sur le mal était universelle et j’en étais ressorti très troublé. Un film policier qui ne se termine pas sur l’arrestation du tueur et qui nous laisse dans l’incertitude, c’est extrêmement rare. Dans le même temps, Memories of Murder était un thriller haletant, extrêmement précis, et finalement le meilleur film de serial-killer depuis Le Silence des agneaux.

– Voyez-vous Memories of Murder surtout comme un film politique ?

Oui bien sûr puisque Bong revient sur les années de dictature de la Corée, pendant le gouvernement militaire de Chun Doo-hwan dans les années 80, et le met directement en lien avec les meurtres. Au niveau le plus concret, la police était mobilisée par l’arrestation des militants de gauche et absolument pas préparée à une affaire de tueur en série. Il n’y a qu’à comparer l’état vétuste du commissariat avec celui des films américains ou même français des années 80. Il y a aussi ce qui est commun à toutes les dictatures : l’omniprésence des violences policières et les aveux arrachés sous la torture. Au niveau symbolique, Bong nous fait entrer dans un univers extrêmement sombre, toujours nuageux, pluvieux ou nocturne où la peur est palpable. Ce climat de terreur est celui qu’entretiennent les dictatures pour gouverner et perdurer.

– D’après les films qui nous parviennent, le cinéma de Corée du Sud s’empare parfois de questions politiques ou sociétales, mais plutôt au travers du cinéma de genre (par ex. JSA en 2000, Dernier train pour Busan en 2016). Ce cinéma peut-il peser ? Savez-vous si les critiques faites sur ces films sont discutées en Corée ?

Je ne sais pas à quel niveau ces films ont un poids sûr la société mais ce qui est sûr c’est que les cinéastes coréens sont très engagés. Ils sont toujours prêts à manifester pour contrecarrer des réformes qui mettraient en péril leur cinéma. Et ils peuvent aussi entrer dans des débats strictement politiques : on a pu le constater avec l’engagement de Bong Joon-ho et d’autres cinéastes lors du scandale Naufrage du Sewol en 2014. C’est pour cette raison que la Présidente, désormais destituée, Park Geun-hy avait établie une véritable liste noire de personnalité du monde du cinéma.

– Comment voyez-vous l’évolution de la carrière de Bong Joon-ho ?

Après The Host et Mother, il a montré qu’il était capable de diriger un blockbuster international avec Le Transperceneige et même de lui insuffler une vraie originalité en adaptant une bande-dessinée française et en conservant son acteur fétiche Song Kang-ho. Avec Okja il a aussi montré qu’il pouvait se couler dans une production américaine. Pourtant, ces deux films, bien que plein de qualités, ne comptent pas parmi ses grandes réussites. Je crois que Bong donne le meilleur de lui-même à l’intérieur d’un système de production qu’il maîtrise totalement. C’est un perfectionniste qui a besoin de beaucoup de temps à toutes les étapes de la production. Je pense aussi que c’est quelqu’un qui dissimule une grande inquiétude et qui donc a besoin d’être en confiance, ce qui ne lui est offert que dans son propre pays. C’est ce qui est en train de se produire avec son film prochain film, Parasite, qui est 100% coréen. On peut donc supposer que ce sera un nouveau chef-d’œuvre.

Memories of Murder est suffisamment riche pour rappeler plusieurs films. Avez-vous eu l’occasion quinze ans plus tard de reconnaître son influence dans d’autres films ?

Oui il y a quelques exemples, comme La Isla Minima (2014) d’Alberto Rodriguez qui se déroule pendant la dictature franquiste, avec deux inspecteurs qui enquêtent à la campagne. Cette année, le film chinois Une pluie sans fin de Dong Yue était une copie visuelle assez sidérante du film de Bong. Mais pour moi il y a deux œuvres qui montrent combien Memories of Murder a marqué le genre policier. D’abord Zodiac de David Fincher qui montre la traque d’un tueur en série sur plusieurs années par des journalistes et des policiers et qui provoque le même vertige métaphysique. Ensuite la série True detective sur un criminel insaisissable dans la campagne américaine, et qui a la particularité de se dérouler à deux époques. Dans ces deux œuvres, comme dans Memories of Murder, on voit des existences marquées à jamais par des crimes restés impunis. Même si les décennies passent, il leur est impossible d’oublier et sont contraints d’errer dans les ténèbres. C’est une forme de damnation.

Memories of murder, L’enquête de Stéphane Du Mesnildot, à paraître le 5 décembre 2018 aux éditions La Rabbia.

3 commentaires à propos de “Memories of murder, l’enquête”

  1. J’ai trouvé cette interview très intéressante ! (et surtout, ravie d’apprendre le retour de Bong Joon-ho en Corée ! j’aime ses productions internationales mais pas autant que ses films coréens).

  2. Je confirme Parasite est excellent, si vous ne l’avez déjà vu ,allez y. Palme d’or à Cannes méritée et dans la foulée j’ai vu Mother,très beau film sur l’attachement maternel.
    Merci pour cette interview qui m’a éclairée sur ce réalisateur sud coréen.

    • Je dois dire que j’ai trouvé Parasite moins bon que Memories ou The host (2006).

      Si j’avais à la décomposer en trois temps, je dirais que la première partie m’a fait penser à un prolongement de The host pour son discours, à une sorte de Carnage (Polanski) quoique un peu plus complexe, et un final (le moins réussi à mes yeux) qui est un mélange subtil d’un tableau de David Hockney et d’un film de Park Chan-wook.

      Ceci dit c’est pas mal quand même, et certainement supérieur aux deux précédents, Okja (Netflix, 2017) et le Transperceneige (2013).

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